Kali, Déesse de la vie, de la mort et de la transcendance [1] | Rat Holes

Kali, Déesse de la vie, de la mort et de la transcendance [1]

 L’article ci-dessous, Kali: Goddess of Life, Death, and Transcendence, été traduit avec l’aimable autorisation de son auteur, June McDaniel, professeur d’histoire des religions à l’Université de Charleston, en Virginie-Occidentale et auteur de nombreux articles et ouvrages sur l’expérience religieuse, tels que Offering Flowers, Feeding Skulls: Popular Goddess Worship in West Bengal, (Oxford University Press, 2004) et Perceiving the Divine through the Human Body (Palgrave Macmillan, 2011).

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La déesse hindoue Kali est une figure étrange et changeante. Elle est représentée comme une terrifiante divinité de la mort et une mère nourricière, une sorcière noire hantant les champs de bataille et une jeune fille innocente. Dans le nord-ouest de l’Inde, elle est rachitique et laide, alors que dans le Bengale occidental, elle est sensuelle, avec de grands yeux et une bouche pulpeuse. Dans certaines régions de l’Inde, c’est une déesse tribale, protectrice d’un groupe d’individus ou d’une région géographique, ainsi qu’une ancêtre qui accorde la réalisation des désirs à son peuple. Elle est également une déesse du yoga, de la mort et de la transcendance qui offre le don de la libération à ses dévots. La Kali tantrique danse sur les lieux de crémation, portant un collier de crânes et une ceinture de mains humaines, tandis que la Kali dévotionnelle offre bénédiction et protection, et ouvre la porte du ciel sous une couronne de fleurs blanches (des sholapith) et des guirlandes d’or et de fleurs. Elle est éternelle, toujours en constante évolution. Ces descriptions de Kali cohabitent dans le shaktisme, c’est-à-dire le culte de la déesse en Inde.

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Origines de la Déesse

Le mot Kali vient du terme sanskrit signifiant « noir »: kala. De nombreux historiens pensent que l’origine de la déesse Kali se trouve dans la grande tradition sanskrite, comprenant les plus anciens textes de l’Inde, considérée comme ayant été révélée par les dieux et rédigée par les sages. Dans les textes védiques, Kali a été associée à la déesse de la nuit, Ratri, et à la terrible Nirrtidevi des Satapatha Brahmanas et des Aitareya Brahmanas [commentaires des textes védiques], qui elle-même est noire et se plaît dans les lieux de crémation. Le nom Kali se trouve dans la Mundaka Upanishad, l’une des principales Upanishads ou commentaires védiques, où Kali est le nom de l’une des sept langues du feu sacrificiel ou yajna. Sa première mention en tant que divinité se trouve dans le Kathaka Grihya Sutra, un autre commentaire védique.

La date de ces commentaires est très discutée, mais une estimation approximative pourrait être 1000 – 500 avant notre ère. Kali est décrite dans le Mahabharata ; elle est aperçue par Asvatthama lorsqu’il entre de nuit dans le camp Pandava pour tuer les soldats. Elle a les yeux injectés de sang, quatre bras, porte des guirlandes rouges, transporte des nœuds coulants, et est d’une apparence terrifiante.

Une source importante pour les mythes et histoires de Kali est l’ensemble de textes sacrés hindous connus sous le nom de Puranas. Encore une fois, leur date fait l’objet de savants débats, mais la plupart des chercheurs estiment leur écriture quelque part entre 400 et 1400 de notre ère. Dans les Agni et Garuda Puranas, Kali est décrite comme donnant le succès dans la guerre et permettant la conquête des ennemis. Dans le Bhagavata Purana, elle peut donner des fils et permettre la vengeance. Dans le Vayu Purana, le dieu Shiva est présenté comme étant de nature double, à la fois mâle et femelle.

Shakti, sa nature femelle, possède aussi deux aspects : une moitié noire et l’autre moitié blanche. La nature noire ou féroce inclut les déesses : Kali, Durga, Chandi, Chamunda, Bhadrakali, et Bhairavi, tandis que sa nature blanche ou pacifique inclut  : Uma, Gauri, Parvari, Maheshvari, Lalita, et Annapurna. Les formes violentes sont devenues importantes dans le cadre des traditions portant sur Kali, et la déesse ou Devi sous sa forme féroce se retrouve aussi bien dans les textes médiévaux tels que Markandeya, Skanda, Devi, Garuda, et Shiva Purana, que dans des recueils tantriques tels que le Tantrasara et le Saradatilaka. Dans le Vamana Purana, la déesse Parvati (appelée Kali par son époux Shiva en raison de sa peau noire) se met en colère et doit se faire violence pour se débarrasser de son aspect sombre. Elle devient Gauri, « la dorée », tandis que sa nature sombre devient la déesse des batailles Kaushiki, et plus tard, Kali.

Kali est décrite comme une émanation de la déesse Durga, dans la section Chandi ou Devi Mahatmya du Markandeya Purana. Lorsqu’Ambika (le nom de Durga en tant que « Mère Divine ») se met en colère contre ses ennemis, son visage devient noir comme de l’encre et Kali émerge de son front. Elle est armée d’une épée et d’un nœud coulant, elle brandit un crâne planté au bout d’un bâton, porte une guirlande de crânes et est vêtue d’une peau de tigre. Elle est terrifiante, avec sa langue sortie et ses yeux rouges enfoncés. Elle remplit l’espace de ses rugissements. Elle dévore l’armée des asuras ou des démons, les ennemis des dieux. Beaucoup d’histoires portant sur l’origine de Kali sont des variantes de la façon dont elle nait de la colère de la déesse guerrière Durga dans ce texte.

Selon le Mahabhagavata Purana, Kali choisit de s’incarner dans le dieu Krishna. Shiva avait dit à Kali qu’il avait un désir : il voulait faire l’amour avec Kali dans une forme masculine, lui se trouvant dans une forme féminine. Ce qui pouvait être réalisé plus facilement si l’un et l’autre s’incarnaient. Kali garda l’idée à l’esprit. Lorsque Brahma vint la voir, l’adora comme une déesse et lui demanda de s’occuper de démons tels que Kamsa et Duryodhana – parce qu’ils dérangeaient la déesse Terre -, elle donna son accord pour être incarnée sur Terre.

Elle serait alors née en tant que Krishna et aurait sauvé la Terre des démons. Shiva se serait alors incarné en Radha, Rukmini et les autres épouses et compagnes de Krishna et aurait pu ainsi satisfaire son désir.

Dans le Linga Purana, Shiva demande à Parvati de détruire le démon Daruka, qui ne pouvait être tué que par une femme. Parvati entre dans le corps de Shiva et prend le poison resté stocké dans sa gorge, lorsqu’il a sauvé la terre en avalant le venin sorti du lait durant le barattage de la mer de lait, au début des temps. Grâce à cela, elle se transforme en la terrifiante Kali. Accompagnée par des esprits destructeurs (pisacas), elle attaque Daruka et ses armées. Kali les défait, mais flambe tellement de colère durant la bataille qu’elle menace de détruire le monde. Shiva vient la calmer et le monde est sauvé. Toujours dans le Linga Purana, Kali appartient aux armées de Shiva et va combattre un autre démon. Elle porte des crânes et une peau d’éléphant, tient un trident et boit le sang des démons. Elle est appelée fille du dieu de la montagne Himalaya, ce qui la relie à Parvati et Uma.

Cette parenté à l’Himalaya se retrouve beaucoup plus tard dans les chansons du 18e et 19e siècle, agamani et vijaya. Ces poèmes et chansons décrivent la difficile vie conjugale de la fille de l’Himalaya, diversement appelée Kalika, Uma ou Parvati, avec son époux Shiva. Shiva ne veut rester pas à la maison avec sa femme, mais se rend dans la montagne pour effectuer des danses sauvages avec ses étranges suivants, absorber du bhang (une forme de haschisch) et boire de l’alcool. Il n’est pas disposé à chercher un emploi, de sorte que son épouse est pauvre et solitaire. Dans ces chansons, Kali devient une figure sympathique, une épouse délaissée qui tente de maintenir le bonheur dans son foyer et son honneur. Dans leur façon d’humaniser Kali, les chansons agamani et vijaya révèlent l’influence ultérieure du shaktisme dévotionnel.

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Kali dans la littérature tardive

Dans la littérature sanskrite primitive, Kali est généralement négative et dévoratrice. Le Harsa-carita de Bana la décrit noire comme le charbon de bois des bûchers funéraires et couverte de sang, avide d’avaler en une bouchée la création tout entière. Le Khila Harivamsa est centré sur une déesse avide de viande et de vin, adorée par les Adivasi [indigènes] et des castes inférieures. Le Malatimadhava de Bhavabhuti décrit une terrifiante déesse adorée avec des sacrifices humains. Elle est sombre et violente (ugra) et danse une folle danse de mort avec Shiva dans son temple, près des lieux funéraires. Dans le drame Kadambari de Banabhatta, datant du 17e siècle, la sombre déesse Chandi (associée à Kali) était adorée par les populations tribales du Sabara.

Dans les textes tantriques hindous, Kali devient une déesse qui exige beaucoup, mais donne beaucoup. Le Yogini Tantra, le Kamakhya Tantra, et le Niruttara Tantra désignent Kali comme étant la plus élevée des aspects liés à la sagesse de Mahadevi, la grande déesse, tandis que le Niguma Kalpatara et le Picchila Tantra présentent son mantra comme le plus puissant de tous les mantras. Le Mahanirvana Tantra l’appelle la source originelle de toute chose, Adya Shakti Kali, la « Kali de la puissance primordiale ». Les textes tantriques accordent une grande importance à toutes les formes de la déesse.

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Formes et images de Kali

Kali est adorée de plusieurs façons majeures en Inde. Le premier et probablement le plus ancien type de culte de Kali se trouve dans les régions rurales de l’Inde ; il pourrait être appelé Shaktisme populaire ou tribal. Il implique à la fois le culte de déesses tribales (souvent représentées sous la forme d’une vieille femme ou d’ancêtre) et de déesses hindoues locales (en particulier celles qui sont censées exister sous des formes naturelles, comme des roches et des rivières, qui sont censées être des formes ou manifestations de Kali). Ces déesses, amorales et souvent dangereuses, nécessitent des propitiations de la part des fidèles. Mais une fois qu’on leur a montré le respect requis, elles deviennent bienveillantes et apportent leur aide à leurs adorateurs. Cette forme de Kali peut posséder un médium, généralement une femme, ou apparaître dans les rêves. Les objectifs de ce type de culte semblent être la guérison de maladies, la résolution de mésententes dans le groupe, la fertilité, la protection contre le danger, la capacité à prophétiser ainsi qu’à exorciser les esprits et les ancêtres gênants.

Le Kali tribale, sombre et puissante, peut être adoré comme une gramadevata (une déesse du village) ou un ancêtre. Elle est parfois dangereuse et menaçante, parfois protectrice. Kali peut apparaître sous la forme d’une vieille femme, dont l’âge indique la connaissance, ou sous la forme d’une mère ou d’une guerrière. Comme mère, elle accorde la fertilité et bonheur ; comme guerrière, elle accorde une protection contre la mort et le danger ; comme vieille femme elle enseigne les traditions tribales et procure des révélations.

Une autre forme du culte de Kali se trouve dans le Shaktisme tantrique ou yogique. Kali est atteinte par la méditation, la visualisation et l’adoration rituelle, en utilisant des mantras, des mudras ou positions de mains, des yantras ou diagrammes visuels, généralement appréhendés comme étant des cartes symboliques des mondes spirituels. Ce culte implique souvent la pratique du yoga, en particulier du Kundalini yoga, une forme de yoga dans laquelle les centres d’énergie du corps ou chakras sont associés à des divinités, des couleurs et des pouvoirs. On en trouve deux sous- catégories, la première étant appelée tantrisme populaire, la seconde, tantrisme classique ou savant.

Dans la version populaire, l’accent est mis sur la pratique rituelle, l’expérience directe et les résultats pragmatiques. Kali donne des capacités surnaturelles (siddhi) et le pouvoir (sakti) ; elle apparaît à l’adepte dans la forêt ou sur un lieu crématoire. Elle offre en cadeau des pouvoirs exceptionnels. Dans le tantrisme classique, Kali est symbolique de la libération (moksa) et elle est censée être une personnification de la conscience infinie (brahman). Elle peut offrir à l’adepte ou tantrika le don d’omniscience (brahmajnana) ou la libération, ou encore la révélation spirituelle et la connaissance. Son aspect, magnifique ou terrible, est considéré comme un leurre – faisant partie de son jeu d’illusions. Le Tantrisme classique a un profond ancrage littéraire et le terme Tantra réfère principalement à un ensemble de textes. La principale école bengalie de Tantrisme classique s’appelle le Kali-kula, ou lignage de Kali. L’objectif du tantrisme classique est la libération de la renaissance et la connaissance de la vérité ultime ou brahman.

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L’amour de Kali

Le troisième et le plus répandu des cultes de Kali est la dévotion à la Shakti ou Kali bhakti. À l’époque médiévale, le Shaktisme était une petite religion pratiquée par des groupes de yogis tantriques, jusqu’à ce que les textes puraniques popularisent les pouvoirs et les exploits de la déesse et que, plus tard, la poésie la dépeigne comme belle et aimante. Les poètes se consacrant à la bhakti, au 18e siècle, l’ont décrite comme une mère aimante et une jeune fille, des images qui ont augmenté la popularité du culte dévotionnel. Les dévots ont commencé à adorer Kali avec une passionnelle intensité. Elle est devenue Kali Ma (« Mère Kali »), la mère universelle ou l’innocente jeune fille, qui peut être effrayante vue de l’extérieur, mais est intérieurement aimante et compatissante. La dévotion à la Shakti valorise davantage l’amour intense de la divinité que la simple obéissance. Il existe trois sous-catégories de la dévotion à Kali.

La première sous-catégorie est la bhakti émotionnelle. La déesse y tient trois sortes de rôles : mère, amie et amante. Elle attend la dévotion passionnée et la dépendance de ses fidèles, qui sont le plus souvent décrits comme ses enfants. L’amour le plus intense n’est pas l’amour romantique, mais plutôt l’amour parents /enfants selon les shakta du Bengale ou adeptes de la déesse. Certains sont d’abord effrayés par sa terrible apparence, mais finissent par l’aimer pour sa douceur intérieure. Ses dévots aiment passionnément. Il / elle alterne entre exaltation et dépression, adorant le monde parce que la déesse y est présente et le détestant parce qu’elle ne s’y est pas manifestée. L’attitude idéale est une dépendance totale envers la déesse, l’amour évoquant une vision divine ou darshan, dans laquelle la déesse et le dévot se rencontrent et se reconnaissent l’un l’autre. De nombreux récits de miracles montrent l’amour de Kali pour ses dévots élus. Elle accorde le salut et l’entrée au ciel à ceux qui l’aiment et apprécie leurs poèmes et leurs chansons. La vénération peut se faire à une petite échelle avec des autels domestiques et des célébrations familiales, ou à une plus grande échelle avec des pèlerinages élaborés, des statues décorées de joyaux et de très hautes piles de nourritures sacrées, lors de festivals tels que la Kali Puja. Les dévots racontent les aventures de la déesse et lisent les Puranas ou se rencontrent pour chanter les Kali Kirtana, les hymnes à Kali. Des auteurs de poésie dévotionnelle comme Ramprasad Sen ont popularisé cette forme de culte à Kali.

La deuxième sous-catégorie de dévotion à Kali est le Shaktisme politique ou nationaliste. Dans ce type de dévotion, la déesse représente la terre. Elle est l’Inde en tant que mère, Bharat Mata ou Bharat Devi. Elle est comme la déesse populaire qui représente le village, mais à une échelle plus grande. Elle fait appel à ses enfants quand la terre est en difficulté et il s’ensuit des protestations, des guerres, des révolutions et d’autres activités politiques. À partir du milieu du 19e siècle, la déesse est devenue le symbole du nationalisme indien, la Mère Divine qui n’est autre que l’Inde elle-même. Kali a été particulièrement liée à la ville de Calcutta.

Une troisième sous-catégorie du culte de Kali est le shaktisme / universalisme. Dans cette approche, Kali est une mère aimante, qui est aussi la conscience infinie. Bien que la mère soit ici choisie pour désigner l’état mystique, elle est appréhendée comme identique à Brahman ou l’océan de la conscience, que d’autres divinités et symboles peuvent également représenter. Dans la littérature du 20e siècle consacrée à cette tradition, Kali est plus souvent présentée comme un concept philosophique qu’en tant que personne. Cette forme de Shaktisme a été fortement influencée par l’auteur bengali du 19e siècle Ramakrishna Parmahamsa de Dakshineswar et son disciple Vivekananda. C’est également une perspective importante dans le Shaktisme en dehors de l’Inde, particulièrement aux États Unis. Le Shaktisme populaire contemporain se fait l’écho de ce sentiment d’universalisme, avec cette idée que le but ultime de toutes les religions est le même. Bien que Ramakrishna ait affirmé que toutes les religions dans le monde étaient des voies légitimes vers la réalité divine, il préférait Kali. Bien que toutes les formes de rituels religieux conduisent finalement au même état, il préfère le culte de la déesse.

Kali: Goddess of Life, Death, and Transcendence, © June McDaniel. Traduction française par Melmothia, 2015. Ce texte ne peut être reproduit sans l’autorisation de l’auteur et du traducteur.

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