Magick et politique | Rat Holes

Magick et politique

« Le désordre est simplement l’ordre que nous ne cherchons pas. »

Henri Bergson, La conscience et la vie, le possible et le réel

 Considérations intempestives du traducteur

Magick et politique est l’un des intitulés sous lesquels le discours traduit ci-dessous fut diffusé avant que L’Ordre des Neuf Angles et l’anarchie n’en devienne l’appellation stabilisée. L’association de ces deux termes renvoyant à des ordres de réalité a priori très différents, voire opposés, conserve néanmoins toute sa pertinence lorsqu’elle est appliquée à l’O9A.

Si de nombreux commentateurs ont abondamment glosé sur certaines des accointances politiques – réelles ou supposées – de l’O9A, en confondant souvent les formes causales manipulées et les objectifs éoniques visés à travers elles, plus rares sont ceux qui se sont penchés sur son intérêt pour d’autres idéologies nettement plus miscibles dans le spectaculaire intégré magien. L’une d’entre elles est l’anarchisme, attitude existentielle plus que courant politique cohérent et situé (cf. la question de savoir si Stirner peut sérieusement être classé à gauche), auquel l’Ordre s’est référé dès ses origines. Anton Long n’écrivait-il pas à Michael Aquino, dans une lettre datée du 07/09/1990, « nous soutenons l’anarchisme », décrivant l’État comme une forme « inutile et potentiellement dangereuse » à laquelle l’O9A préfère le « choix libre et personnel de la coopération non-hiérarchique, empreinte de réciprocité » [1] ? Dans le même ordre idée, un certain nexion cascadien actuel, à l’anarcho-communautarisme d’inspiration néo-païenne prononcée, n’est-il pas proche d’une fraction des Anonymous ?

Il y a néanmoins un monde entre le fait de se déclarer anarchiste et l’être réellement. L’anarchiste angulaire est sans doute beaucoup plus proche de l’anarque jüngerien [2] que du ZADiste échevelé – néanmoins charmant dans son poncho mité, mais équitable – même si le socialisme organique et enraciné des communautés du Reichsfolk [3] rappelle fortement celui de Gustav Landauer [4] ou, plus récemment, du Comité invisible [5]. La discipline intérieure de l’Homo Galacticus, sera bien plus draconienne que les contraintes imposées par n’importe quel Gouvernement. Quant à l’opposition de l’O9A à l’État, elle ne pourra que difficilement être rapprochée de slogans définissant l’anarchie comme « l’ordre sans le pouvoir » : l’O9A mène une guerre occulte contre l’État monde magien, mais pas contre le concept d’État dans la mesure où l’Imperium galactique à l’établissement duquel il œuvre – plus inspiré par le modèle fédéraliste d’Althusius que par celui d’Hitler, contrairement à ce que l’emploi récurrent et malicieux du mot Reich laisserait à penser – n’en demeure pas moins l’une de ses formes d’organisation.

La question de l’anarchisme de l’O9A est donc bien plus complexe que ce que les affirmations de l’Ordre à ce sujet où les bêlements de ses opposants permettent d’envisager. L’Ordre des Neuf Angles et l’anarchie constitue une pièce non-négligeable à verser au dossier.

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L’Ordre des Neuf Angles et l’anarchie

[Retranscription d’une allocution faite par Anton Long dans le cadre du Sunedrion [6] de l’O9A qui se tint à Oxford en 99 yf. Sa première publication se fit dans le n° 34 (Solstice d’été, 101 yf) de l’un des bulletins internes de l’O9A, Azoth.]

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En raison de son asservissement à une propagande aussi bien manifeste que plus subtile (subliminale pourrait-on dire), l’individu contemporain adhère de plus en plus fréquemment à des causes et « opinions » éphémères. Plus précisément, la société tend de façon croissante à le préserver de l’expérience directe des traumas de la vie : ce ne sont plus seulement « l’Etat » et ses institutions qui le protègent, mais également les idées. Le monde est ainsi désormais perçu à travers le prisme déformant de ces dernières. Par le passé en revanche, la sagesse se révélait habituellement dans la douleur : au cours de périodes caractérisées par des épreuves personnelles variées et souvent traumatiques. Et c’était en fonction de ces diverses expériences qu’une « vision du monde » réellement personnelle pouvait se former. Peu nombreux bien évidemment étaient ceux qui parvenaient à ce stade de développement de la conscience.

Comprise intelligemment, la Magick constitua une tentative de « court-circuiter » ce processus. À titre d’exemple, il est possible de citer les tâches et procédures associées aux rituels de passage des Grades dans la Voie septuple. Dans cette conception, la Magick établit en l’individu, mais aussi autour de lui, de véritables fondations – dont une sorte de « noyau intérieur » – lui permettant non seulement de survivre dans un monde souvent hostile, mais également d’intensifier son existence de manière significative. Elle ramène l’individu aux « racines de son être », condition essentielle pour qu’il puisse se développer.

La société agit à l’inverse : « l’éducation » qu’elle dispense, ses institutions et ses lois – toutes concourent à produire un individu dépourvu d’esprit, sans vision du monde. Ce phénomène se produit en outre quelle que soit l’orientation politique déclarée de ladite société (régime socialiste, capitaliste ou de n’importe laquelle des nuances existant entre ces deux pôles) ; peu importe également qu’elle soit « démocratique » ou ouvertement « autoritaire ». En la matière, seules les méthodes diffèrent. Le régime autoritaire procède de manière directe et évidente, en utilisant souvent la force et la répression alors que son pendant démocratique est plus sournois (et, de ce fait, beaucoup plus dangereux).

Fondamentalement, un consensus au sujet de certaines idées et valeurs est actuellement en train de s’imposer dans presque toutes les sociétés. Les différences tendent à être arasées et s’accompagnent d’une authentique régression en matière de libertés individuelles. Cette régression ne se mesure pas uniquement à l’aune de la liberté de mouvement (et ce, indépendamment du passé des personnes), mais aussi en termes de perspectives existentielles. Les personnalités perdent en « consistance » à mesure que les expériences formatrices qui façonnaient et modelaient le caractère de même qu’elles nourrissaient l’esprit en viennent à être rendues impossibles ou sont fortement déconseillées par les autorités – quand ce n’est pas l’endoctrinement pur et simple de l’individu qui les rend inenvisageables.

Concrètement, il est possible d’affirmer que les contraintes légales qui pèsent sur les individus et leurs activités ne sont pas seules à devenir constamment plus prégnantes. L’action directe de l’État sur les citoyens (comprenant la collecte de toutes les informations les concernant) se renforce. Si l’on ajoute à cela la coopération interétatique en termes d’échanges d’informations et la tendance à la constitution de fédérations d’Etats sans cesse plus grandes (comme « l’Etat européen »), à l’échelle locale comme globale, il apparaît que les restrictions aux libertés individuelles – et notamment à la « liberté existentielle » – croissent inexorablement. En résumé, les modes de vie superficiels se multiplient, des modes de vie qui sont promus par les États et ceux qui adhèrent à ce qui devient rapidement la « norme idéologique » mondiale. Cette norme – peu nombreux seront ceux présents dans cette assemblée que cela surprendra – est largement fondée sur la « vision du monde nazaréenne ». L’une des multiples formes politiques qu’elle peut prendre domine déjà les États occidentaux : ici, les mots-clés sont « démocratie », « égalité » et « liberté », des mots qui renferment des idées intelligentes évidemment, mais qui ne sont pas pour autant des réalités tangibles du simple fait qu’elles dépassent les individus.

Là se trouve véritablement le nœud du problème. Le réel est ce qui existe pour chacun d’entre nous : le processus fondamental à l’œuvre dans la vie veut que chaque individu puisse – et doive – le redécouvrir personnellement. Si ce n’est pas le cas, il n’y a pas de vie authentique, mais seulement son simulacre, une forme dépourvue d’essence. C’est pourquoi tous les Gouvernements, les États, les institutions ou les groupes de pression cherchent à anéantir cette essence – ils ont intégré le fait que notre conscience ne peut se développer qu’au travers d’un processus fondé sur la compréhension que nous avons de nous-mêmes, du monde, du cosmos et de nos rares proches. Il n’y a pas à chercher plus loin ; les politiques, les religions et les injonctions sociales de toutes sortes visent à cela. Leur nature est littéralement involutionnaire en ce qu’elles contraignent l’individu à se reposer sur ce qui est étranger à lui-même. De ce point de vue, il ne peut y avoir de « démocratie », de « liberté » et « d’égalité » concrètes, et toutes les tentatives conçues pour les réaliser ne reposent que sur des abstractions qui anéantissent l’individualité. Pourtant ces abstractions continuent de prospérer et de stériliser les individus. Le futur proche verra cet état de fait empirer et les expériences visant à l’étendre à toutes les formes gouvernementales ou étatiques se multiplieront (en Europe de l’Est par exemple, et ailleurs).

Dans cette analyse réside de toute évidence le cœur de « l’anarchisme authentique », bien que ce dernier ne demeure qu’une étiquette, un « -isme » ayant évolué pour devenir une idée, avec toutes les possibilités de désaccord qui en découlent. La Magick est un outil très différent de tout cela : il s’agit d’un système essentiellement pratique, libéré des dogmes, qui rend possible la prochaine étape de notre évolution. En conséquence, elle s’oppose frontalement à toutes les formes de pouvoir (religieux ou social), d’une façon « muette [7] » et qui doit le rester.

La Magick est et restera une affaire personnelle. Du fait que les conditions actuelles autorisent la diffusion des informations techniques qui s’y rattachent, la situation pourrait évoluer. Néanmoins, pour un moment encore, la libération intérieure demeurera l’apanage de quelques-uns cependant que ceux qui sont entièrement dévoués aux abstractions sociales et politiques se multiplieront et se répandront.

Ce qui précède n’est naturellement qu’un rapide résumé du problème. L’essentiel à retenir est que nous-autres, artistes de la Magick, possédons la capacité de faire advenir le changement en nous-mêmes – là est le propos de la Voie septuple – et, pourvu que nous le souhaitions, dans la société – via la Magick éonique.

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Traduction Anonyme, 2015.

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NOTES :

[1] Cf. Les lettres sataniques de Stephen Brown (The Satanic Letters of Stephen Brown), 1990.

[2] « L’anarque, ne reconnaissant aucun gouvernement, mais refusant aussi de se bercer, comme l’anarchiste, de songeries paradisiaques, possède, pour cette seule raison, un poste d’observateur neutre. (…) Qu’on lui impose le port d’une arme, il n’en sera pas plus digne de confiance, mais, tout au contraire, plus dangereux. La collectivité ne peut tirer que dans une direction, l’anarque dans tous les azimuts. (…) Non qu’en tant qu’anarque, je rejette à tout prix l’autorité. Bien au contraire : je suis en quête d’elle (…) l’anarchiste, ennemi-né de l’autorité, s’y fracassera après l’avoir plus ou moins endommagée. L’anarque, au contraire, s’est approprié l’autorité ; il est souverain. (…) Chacun est au centre du monde, et c’est sa liberté absolue qui crée la distance où s’équilibrent le respect d’autrui et celui de soi-même. » (Ernst Jünger, Eumeswill, 1977).

[3] « Fondamentalement, une communauté populaire [Folk society] est la volonté organisée du peuple. C’est une société ordonnée composée d’individus qui se disciplinent et coopèrent volontairement pour le plus grand bien de tous car ils savent – ou sentent – qu’une société structurée et se donnant à elle-même sa propre loi est bonne pour eux et leur offre l’occasion de réaliser leur destinée. (…) A l’opposé, les sociétés fonctionnelles contemporaines ne visent qu’à satisfaire les intérêts matériels égoïstes des individus. Il n’y a pas de but supra-personnel (…) En conséquence, ces sociétés sont désorganisées, involutionnaires et ne fonctionnent pas particulièrement bien. » (David Myatt, La signification de la vie : race et nature/The Meaning of Life : Race and Nature, 1996).

[4] Cf. son apologie du Moyen-Âge et du rôle des communautés intermédiaires interdépendantes dans La Révolution/Die Revolution (1907 – « La forme du Moyen Âge, ce n’était pas l’État, mais la société, une société de sociétés »).

[5] « Une commune s’attaque au monde depuis son lieu propre. Ni entité administrative ni simple découpage géographique, elle exprime plutôt un certain niveau de partage inscrit territorialement. Ce faisant, elle ajoute au territoire une dimension de profondeur (…) Le territoire de la commune est physique parce qu’il est existentiel (…) La commune habite son territoire, c’est-à-dire qu’elle le façonne, autant que celui-ci lui offre une demeure et un abri. (…) Le territoire est ce par quoi la commune prend corps, trouve sa voix, accède à la présence. » (Comité invisible, A nos amis).

[6] [NdT] Habituellement, le mot grec (et par extension anglais) « Sunedrion » est traduit en Français par « Sanhédrin » et renvoie au grand conseil de Jérusalem exerçant, par délégation de pouvoirs de l’occupant romain de l’époque, certaines des responsabilités juridictionnelles de ce dernier. Dans le contexte de l’O9A, l’utilisation de cette traduction usuelle aurait quelque chose de profondément ironique, voire « déplacé » (pour les âmes sensibles), dimension qui n’était d’ailleurs sans doute pas absente lors du choix de ce terme par A. Long. Afin néanmoins de marquer l’opposition de l’O9A à l’éthique magienne, et de ne pas non plus créer de confusion inutile, le parti-pris a ici été fait de conserver le vocable « Sunedrion » pour désigner le Grand conseil réunissant périodiquement les membres de l’O9A intérieur (l’ω9α) et quelques autres. Le lecteur désireux de se faire une idée de ce à quoi à cela pourrait ressembler se reportera à la description très littéraire du Sunedrion d’Oxonia (122 yf) donnée par Richard Parker (Sunedrion, 125 yf).

[7] Au sens de « dissimulée », du moins pour ce qui est des intentions de l’Initié ou de l’Adepte de la Tradition sinistre de l’O9A. Dans une perspective magicke, la politique – indépendamment du « bord » auquel elle se rattache – n’est qu’une forme manipulée par l’Initié ou l’Adepte en vue de provoquer un changement causal conforme à ses intentions sinistres et surtout favorable à la Dialectique sinistre.

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