De la Démonialité et des animaux incubes et succubes

 

En 1875, l’éditeur Isidore Liseux publia un traité de démonologie intitulé De la Démonialité et des animaux incubes et succubes. L’ouvrage fut présenté comme la traduction de l’œuvre d’un franciscain au nom prédestiné : Ludovico Maria Sinistrari.

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L’Incube, Martin Van Maeler, 1877.

Frontispice de l’ouvrage de Louis-Marie Sinistrari d’Ameno, De la Démonialité et des animaux incubes et succubes, où l’on prouve qu’il existe sur terre des créatures raisonnables autres que l’homme ayant comme lui un corps et une âme, naissant et mourant comme lui, rachetées par N.S. Jésus-Christ et capables de salut ou de damnation (vers 1680). Traduction française par Isidore Liseux, 1875.

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Né en 1836, Isidore Liseux se fit connaître, à la fin du 19e siècle, par ses rééditions d’ouvrages rares et étranges, textes érotiques, « fous littéraires » et curiosa du 16e, 17e et 18e siècle, souvent données dans des éditions bilingues et de très belle facture. Les éditions Isidore Liseux portaient en fleuron la devise Scientia Duce : Que la Connaissance te guide.

La légende veut en faire un prêtre défroqué (ce qui est faux), un double de son collaborateur Alcide Bonneau (ce qui également faux), mais également un faussaire littéraire. L’authenticité de De la Démonialité fut en effet mise en cause quasiment dès la parution de l’ouvrage et continue de défrayer les chroniques bibliophiles.

Il faut dire que Liseux était un excellent latiniste qui aurait publié ultérieurement, sous le titre Callipygia, une superbe mystification en vers latins [1]. Il faut dire également que le manuscrit originel est perdu. Liseux est en effet mort dans la misère et le contenu de sa bibliothèque a disparu.

Pourtant dans la préface, Liseux rapporte avec précision les conditions de son acquisition :

« J’étais à Londres en l’année 1872, et j’y bouquinais – car que faire là-bas, à moins qu’on ne bouquine ? – (…) Un de mes libraires favoris était M. Allen (…). À peine quatre ou cinq cents volumes à la fois, bien époussetés, bien luisants, rangés avec symétrie sur des rayons à portée de la main ; ceux du haut restaient vides (…). Or, un jour qu’à la suite d’une vente publique considérable, il avait exhibé dans sa boutique des achats plus nombreux que d’ordinaire, je remarquai spécialement quelques Manuscrits en langue latine, dont le papier, l’écriture, la reliure, dénotaient une origine italienne, et qui pouvaient avoir deux cents ans d’existence. L’un avait pour titre, je crois : De Venenis, un autre : De Viperis, un troisième (c’est le présent ouvrage) : De Dæmonialitate, et Incubis, et Succubis. Tous trois, d’ailleurs, d’auteurs différents, et indépendants l’un de l’autre. Poisons, vipères, démons, que d’horreurs réunies ! pourtant, ne fût-ce que par politesse, il fallait acheter quelque chose ; après un peu d’hésitation, ce fut le dernier que je choisis : Démons il est vrai, mais Incubes, mais Succubes, le sujet n’est pas vulgaire, et moins vulgaire encore était la façon dont il me semblait traité (…).

Ce manuscrit, en papier fort du XVIIe siècle, relié en parchemin d’Italie, et d’une conservation parfaite, a 86 pages de texte. Le titre et la première page sont de la main de l’auteur, une écriture de vieillard ; le reste est fort nettement écrit par une autre main, mais sous sa direction, comme en témoignent des additions et rectifications autographes répandues dans tout le corps de l’ouvrage. C’est donc bien le Manuscrit original, selon toute apparence unique et inédit.

Notre bouquiniste avait fait cette acquisition quelques jours auparavant à la salle Sotheby, où avait eu lieu (du 6 au 16 décembre 1871) la vente des livres du baron Seymour Kirkup, collectionneur anglais, mort à Florence. Le Manuscrit était ainsi indiqué dans le Catalogue de la vente : No 145. Ameno (R. P. Ludovicus Maria [Cotta] de). De Dæmonialitate, et Incubis, et Succubis, Manuscript. Sæc. XVII-XVIII.

(…) Le fond de l’ouvrage, ce qui lui donne un cachet vraiment original et philosophique, c’est la démonstration toute nouvelle de l’existence des Incubes et des Succubes en tant qu’animaux raisonnables, corporels à la fois et spirituels comme nous, vivant au milieu de nous, naissant et mourant comme nous, comme nous enfin rachetés par les mérites de Jésus-Christ et capables de salut ou de damnation. Pour le Père d’Ameno, ces créatures douées de sens et de raison, entièrement distinctes des Anges ou des Démons purs esprits, ne sont autres que les Faunes, les Sylvains, les Satyres du paganisme, continués par nos Sylphes, nos Lutins, nos Follets ; et ainsi se trouve renouée la chaîne des croyances. À ce titre seulement, et sans parler de l’intérêt des détails, ce livre appellerait l’attention des lecteurs sérieux : je suis persuadé qu’elle ne lui fera pas défaut. »

Le libraire et « bibliomane » Bertrand Hugonnard-Roche a fini par mettre un point final à une énigme qui continue « de faire toujours brûler les torchons au sein de la communauté bibliophile ». En remontant le fil d’une correspondance, il retrouve la trace du catalogue perdu à l’Université d’Harvard, dont le numéro 145 est bien : Ameno (R. P. Ludovicus Maria Cotta de), De Daemonialitate et Incubis et Succubes…

Le manuscrit a donc bien existé et découvert dans les conditions rapportées par Liseux.

Quant à l’auteur de cet ouvrage, Ludovico Maria Sinistrari est né en 1622 dans le village d’Ameno (dans le Piémont). Après avoir intégré l’ordre franciscain en 1647, il devient enseignant de philosophie et de théologie à Pavie, puis Consulteur au Tribunal suprême de la Sainte Inquisition. Il est l’auteur de plusieurs traités, dont le plus connu est De Delictis et Poenis Tractatus Absolutissimus (Traité sur les crimes et les punitions) qui fut achevé en 1700. Luigi Maria Sinistrari d’Ameno décéda l’année suivante, à l’âge de soixante-dix-neuf ans. Ses principaux ouvrages figurent dans les collections de la Bibliothèque nationale de France.

Publiée avec luxe à moins de 600 exemplaires, la première édition De la Démonalité fut épuisée en quelques mois. Une seconde suivit rapidement. Aujourd’hui, une version bilingue latin/français de ce texte est disponible en ligne sur le site du Projet Gutenberg. On y apprend notamment que les incubes et les succubes ne sont pas des démons, mais possèdent une âme et un corps, ce qui leur permet de copuler avec les humains et de se reproduire. Cette capacité générative qui les distingue des diables justifie l’appellation « animaux » du titre. Sinistrari les oppose ainsi au Satan qui, ne possédant pas de corps doit animer un cadavre ou se fabriquer une illusion de chair pour forniquer avec les sorcières et voler au préalable du sperme à un être humain s’il désire leur faire des petits.

On y apprend également que copuler avec des incubes/succubes est grave, mais moins que de copuler avec Satan en personne.

À noter que ce traité aura une influence sur Joris-Karl Huysmans dans l’élaboration de son roman Là-bas (1891).

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Sommaire de l’ouvrage

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Avant-propos

Démonialité : origine du mot. – En quoi ce crime diffère de ceux de Bestialité et de Sodomie. – Opinion de Saint Thomas

Le commerce matériel avec les Incubes et les Suc cubes n’est pas imaginaire ; témoignage de Saint Augustin

Sorciers et Sorcières ; leurs rapports avec le Diable ; cérémonies de leur profession

Artifices employés par le Diable pour se donner un corps

Les Incubes ne s’attaquent pas seulement aux femmes

Esprits Follets : n’ont aucune frayeur des exorcismes

Histoire plaisante de la signora Hieronyma : le repas enchanté

Hommes procréés par les Incubes : Romulus et Rémus, Platon, Alexandre le Grand, César-Auguste, Merlin l’Enchanteur, Martin Luther. – C’est d’un Incube que doit naître l’Antéchrist

Les Incubes ne sont pas de purs esprits : ils engendrent, donc ils ont un corps qui leur est propre. – Observation sur les Géants

Les Anges ne sont pas tous de purs esprits : décision conforme du deuxième Concile de Nicée

Existence de créatures ou animaux raisonnables, autres que l’homme, et ayant comme lui un corps et une âme

En quoi ces animaux diffèrent-ils de l’homme ? Quelle est leur origine ? Descendent-ils, comme tous les hommes d’Adam, d’un seul individu ? Y a-t-il entre eux distinction de sexes ? Quelles sont leurs moeurs, leurs lois, leurs habitudes sociales ?

Quelles sont la forme et l’organisation de leur corps ? Comparaison tirée de la formation du vin

Ces animaux sont-ils sujets aux maladies, aux infirmités physiques et morales, à la mort ?

Naissent-ils dans le péché originel ? Ont-ils été rachetés par Jésus-Christ, et sont-ils capables de béatitude et de damnation ?

Preuves de leur existence

Histoire d’un Incube et d’une jeune nonne

Histoire d’un jeune diacre

Les Incubes sont affectés par des substances matérielles : donc ils participent de la matière de ces substances

Exemple tiré de l’histoire de Tobie : expulsion de l’Incube qui tourmentait Sara ; guérison du vieux Tobie

Saint Antoine rencontre un Faune dans le désert : leur conversation

Autres preuves de la corporéité des Incubes, notamment la Manne des Hébreux ou Pain des Anges

Comment il faut entendre ces paroles du Christ : « J’ai d’autres brebis qui ne sont pas de cette bergerie ». – Discours d’Apollon à l’Empereur Auguste : la fin des Dieux

« Le grand pan est mort », ou la mort du Christ annoncée aux Faunes, Sylvains et Satyres ; leurs lamentations

Solution du problème : Comment une femme peut être fécondée par un Incube. – Comparaison des Géants avec les mulets

En quoi consiste la vertu génératrice ; pourquoi il ne naît plus de Géants. Luxuria in humido

Appréciation du crime de Démonialité : 1° commis avec le Diable ; 2° commis avec l’Incube

La Démonialité est-elle plus grave que la Bestialité ? Conclusion

Appendice

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Melmothia, 2016.

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Note :

[1] Information non vérifiée.

Sources:

«  Tracing the mysterious facts in Isidore Liseux publication of De Daemonialitate by Ludovico M. Sinistrari», Alexandra H.M. Nagel, 2008

In the Company of Demons: unnatural beings, love, and identity in the italian renaissance, Armando Maggi, University Of Chicago Press, 2006.

« Isidore debout ou l’énigme de De la Démonialité (1875) », Bertrand Hugonnard-Roche, 2009. Sur le site Le Bibliomane Moderne : Bibliophilie et autres Bibliomanies.

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