L’affaire des poisons – Archives de la Bastille

Après la prise de la Bastille, les archives qui n’avaient pas été détruites par les émeutiers, furent confiées à Hubert-Pascal Ameilhon, bibliothécaire et historiographe de la ville de Paris qui les emporta à la bibliothèque de l’Arsenal, lorsqu’il en devint l’administrateur en 1798. Vers 1840, François Ravaisson, bibliothécaire à l’Arsenal, entreprit un premier classement de ces pièces et en publia une partie sous le titre Les Archives de la Bastille. L’inventaire complet fut achevé en 1892, par Frantz Funck-Brentano, alors conservateur à la même Bibliothèque, qui puisa dans ce fonds pour rédiger des ouvrages sur les affaires les plus célèbres : celles des Poisons, du Collier de la reine, du Masque de fer, etc. les faisant ainsi connaître au grand public.

Le texte ci-dessous constitue l’Avertissement du tome 4 des Archives de la Bastille. Il sert d’introduction aux très longues minutes du procès de « L’affaire des poisons » qui occupent près de 2000 pages. Les Archives de la Bastille sont disponibles sur le site Bnf Gallica.

*

L’empoisonnement a toujours excité l’horreur et l’indignation, non-seulement parce qu’il frappe dans l’ombre des victimes fatalement vouées à la mort, mais parce qu’il répand l’effroi sur la société tout entière. Cette frénésie éclata sous Louis XIV, après les guerres civiles de la régence. La Fronde, en jetant les hommes sur les champs de bataille, avait laissé aux femmes une liberté qu’elles perdirent avec la paix ; les maris revinrent chez eux vieillis, brutaux et blasés par la licence des armées et par les amours de passage ; en outre, les communications fréquentes avec l’Espagne avaient mis la jalousie à la mode ; sans être prisonnières, les femmes étaient très renfermées et fort surveillées ; même à la cour, elles ne communiquaient guère avec les hommes qu’à certains jours de réception et dans les bals, et alors la conversation roulait exclusivement sur l’amour et les histoires scandaleuses ; un entretien sérieux sur des matières graves les eût exposées à passer pour des précieuses, et Louis XIV ne les aimait pas ; d’ailleurs il donnait l’exemple de la galanterie et tous les hommes cherchaient à l’imiter. Quel combat devait se livrer dans le cœur des femmes lorsque, rentrées chez elles, au lieu des hommages prodigués par leurs adorateurs, elles ne trouvaient au logis que la solitude ou les brutalités et les transports jaloux de leurs maris. Les habitudes de l’ancienne liberté, et la facilité de mœurs qu’avait encouragée Mazarin pendant la Fronde, les avaient mal préparées à cette gêne dont rien ne diminuait l’ennui ; les passions comprimées devinrent plus violentes, beaucoup de femmes ne purent se soumettre à ce joug et employèrent les moyens les plus extrêmes pour le secouer, malgré tous les périls, et ils étaient grands. On renfermait les femmes adultères pendant deux ans à l’hôpital général ou dans un couvent, suivant la condition de leurs époux, et si le mari ne les reprenait pas, elles étaient rasées et prisonnières pour le reste de leur vie ; c’est-à-dire qu’une femme coupable était sans cesse exposée à un supplice sans remède et à la honte que la société n’épargnait pas plus qu’aujourd’hui aux malheureuses dont les fautes paraissent au grand jour ; aussi ne reculaient-elles devant aucun expédient pour se mettre à l’abri.

À cette époque on croyait encore à l’astrologie, puisque Anne d’Autriche avait fait tirer l’horoscope de son fils, et personne ne mettait en doute la puissance du diable et celle des sorciers. Il y avait des devins de toute sorte, de manière à répondre aux besoins des pauvres et des riches, des nobles et des bourgeois ; le métier était si publique que La Fontaine disait en 1678 pendant l’instruction de l’affaire des poisons :

« Une femme, à Paris, faisait la pythonisse.

On l’allait consulter sur chaque événement

Perdait-on un chiffon, avait-on un amant,

Un mari vivant trop au gré de son épouse,

Une mère fâcheuse, une épouse jalouse,

Chez la devineuse on courait

Pour se faire annoncer ce que l’on désirait. »

Ces charlatans sortaient des derniers rangs de la populace, ils gagnaient beaucoup et menaient joyeuse vie ; ils dissipaient promptement l’argent de leurs dupes, et la pauvreté les rendait fort âpres au gain. Peu d’hommes exerçaient le métier de devin, en revanche, les devineresses étaient nombreuses et tenaient le haut du pavé. Elles demeuraient en général dans des quartiers éloignés du centre de la ville, au pied des remparts ou dans les faubourgs. Elles y trouvaient facilement et à bon compte une petite maison isolée ; la plupart étaient mariées et logeaient leur famille à l’étage supérieur, où une chambre était quelquefois réservée pour les opérations secrètes ; elles recevaient le public au rez-de-chaussée, quelquefois dans un jardin, où l’on discutait en plein air les affaires de cœur et d’intérêt, sans avoir à craindre une oreille indiscrète. Elles avaient une clientèle considérable ; la contrainte se faisait sentir partout, et les femmes de toutes les classes en souffraient également ; l’éducation, amoindrie depuis la réaction contre les précieuses, laissait les jeunes femmes à peu près dans l’ignorance et dans l’insouciance du bien ou du mal ; les passions les entraînaient vers les mêmes écarts, et les préparaient également à succomber aux pièges que leur tendaient les devineresses.

On allait ordinairement chez la sorcière à la brune ou de grand matin ; les pauvres, à pied ; les femmes riches se faisaient conduire en carrosse ou en chaise, laissant la voiture et les porteurs à distance, la figure cachée par un masque ou dissimulée sous les barbes de la coiffure. La porte s’ouvrait discrètement à un signal connu, et après quelques instants d’attente, la visiteuse se trouvait en présence de la pythonisse. Alors commençait une scène singulière, où l’une des actrices était souvent tremblante, tandis que l’autre, accoutumée à la monotonie des confidences et des plaintes, gardait tout son sang-froid. Presque toujours la nouvelle venue se hâtait d’exposer ses douleurs et ses espérances ; mais si la honte la retenait, la prétendue sorcière devinait aisément de quelles passions sa cliente était agitée, et qu’elle avait à se plaindre d’un mari brutal et jaloux, ou d’un amant infidèle. Le thème était fait d’avance. Si un époux grossier rendait malheureuse une créature innocente, il fallait s’en remettre à Dieu et faire une neuvaine à saint Antoine de Padoue ou à saint Gervais, pour que le mari devînt plus doux, qu’il gênât moins sa femme et lui laissât plus d’argent ; la devineresse ne demandait pas de salaire ; de ce qu’on allait lui donner, une part était destinée aux bonnes femmes chargées de dire la neuvaine, l’autre aux pauvres dont les bénédictions, feraient réussir les projets de leur bienfaitrice. Le mari ne se conduisant pas mieux, la femme revenait faire de nouvelles doléances ; la devineresse plaignait le malheur de sa cliente, et étudiait longtemps et avec attention dans sa main les lignes qui y étaient formées ; après une méditation profonde, elle conseillait de patienter, car elle y voyait des signes certains de l’amélioration de l’époux accusé, ou même ceux d’un veuvage prochain ; Dieu changerait ce cœur endurci ou le rappellerait à lui ; il fallait encore prier et faire une autre neuvaine à Montmartre, en l’honneur de saint Denis, qui rabonnit les maris. Il fallait surtout faire toucher aux reliques du saint une des chemises de l’époux. Cette fois la sorcière stipulait pour récompense de ses peines une somme fixée d’après la fortune de la cliente, et souvent lui faisait souscrire un billet. Toutes ces simagrées étaient faites pour les âmes timides ; aux femmes résolues, on demandait la chemise, sans phrases, en promettant la mort du mari. Cette chemise leur était rendue, préparée avec un savon arsenical, de manière à développer une inflammation sur les parties en contact avec le linge ; si le mari, trop robuste, résistait à cette première application, une autre neuvaine, avec une seconde chemise, amenait ordinairement la mort. Souvent les médecins, trompés par les symptômes de la maladie, croyaient reconnaître la syphilis, et la victime passait pour avoir succombé aux suites de la débauche, tandis que la veuve était plainte de tout le monde. Dans bien des ménages, la femme n’aurait pu toucher au linge de son mari sans exciter les soupçons d’une belle-mère inquiète ou des domestiques ; la devineresse donnait alors à sa cliente une eau, inoffensive en apparence, claire et sans odeur, pour la mettre dans les aliments, dans les tisanes et dans les lavements c’était une dissolution arsenicale, dosée de manière à amener insensiblement la mort dans un temps plus ou moins long, suivant la fortune de celle qui payait les empoisonneurs. À chaque intermittence, on la rançonnait impitoyablement, et le crime n’était consommé qu’après l’entier épuisement de sa bourse. Si la femme était trop pauvre, un sol d’eau forte, pris chez le premier apothicaire venu, expédiait promptement la victime. On employait aussi des grains bruns ou grisâtres, renfermant, de l’arsenic, et qui fondaient sans laisser de traces appréciables enfin, quelquefois, mais plus rarement, on se servait d’un vase d’argent préparé suivant des procédés particuliers.

L’amour ou la haine n’étaient pas les seuls motifs de ces crimes, la cupidité y jouait aussi son rôle ; des héritiers pressés s’adressaient aux vendeurs de poison pour hâter la fin, trop lente à leur gré, de parents avares, et dans les commencements, c’est-à-dire au temps de madame de Brinvilliers et de Sainte-Croix, cela était si fréquent, qu’il en resta à leur poison le nom de poudre de succession.

optimized-maxW440-1342327253-XIR186273Toutes ces préparations toxiques étaient fort grossières, malgré ce qu’en ont pu dire les contemporains ; aujourd’hui le chimiste le moins habile y reconnaîtrait l’arsenic, qui était l’agent le plus ordinairement employé. Mais à cette époque, l’art était dans l’enfance ; les experts se bornaient il faire avaler la drogue suspecte à un animal ; s’il ne mourait pas, elle était déclarée inoffensive ; s’il crevait, c’était du poison. Cette ignorance explique comment la société fut si longtemps désarmée contre les misérables qui la décimaient. Une autre circonstance rendait souvent inutiles les investigations de la justice. On trouvait rarement les matières vénéneuses chez ceux qui en faisaient le commerce de détail. Ils les prenaient chez des artistes, qui cachaient leurs manœuvres criminelles sous le voile de recherches scientifiques et de travaux industriels. Au XVIIe siècle, la croyance à la pierre philosophale était très-répandue, et l’administration même, malgré de nombreuses déceptions, gardait en prison ceux qui se vantaient de savoir faire de l’or, afin que le secret, s’il y en avait, fût exploité au profit du gouvernement. Plusieurs furent mis à la Bastille, où on leur fournit les moyens de faire le grand œuvre. Le gouvernement défendait aux chimistes d’avoir, sans permission spéciale, des fourneaux et des appareils distillatoires ; très sévère pour eux, il était plus indulgent pour les alchimistes ; aussi les artistes en poison prétendirent faire de l’or, et comme les alchimistes avaient cherché dans les végétaux le secret de la transmutation, ceux-là entassaient dans les alambics des plantes inoffensives, qu’ils mettaient en évidence, pendant qu’ils distillaient de l’arsenic et des herbes vénéneuses. Ils travaillèrent longtemps en sécurité ; mais à la fin l’administration découvrit qu’ils faisaient des alliages imitant l’or et l’argent, et qu’ils fabriquaient de la fausse monnaie. Un des individus compromis dans l’affaire des poisons avait soumissionné la Monnaie de Paris, afin d’écouler ses produits. La police devenant trop inquisitive, on se retourna d’un autre côté. Colbert venait de fonder une manufacture de glaces et de cristaux colorés ; il accordait aux gentilshommes verriers l’autorisation d’avoir des fourneaux, et sous ce prétexte ils travaillaient impunément à leurs poisons. Bien mieux, on avait donné aux chercheurs pauvres la facilité de porter des creusets dans la verrerie royale ; ils ne manquèrent pas d’en profiter et de faire ainsi, aux frais de l’État, des poisons qu’ils vendaient fort cher aux particuliers.

Ces artistes gagnaient beaucoup d’argent ; leur renommée passa de la France à l’étranger, qui payait leurs secrets au poids de l’or. Ils envoyaient leurs drogues à des distances considérables. Si l’affaire était importante et promettait une large rémunération, ils se rendaient sur les lieux et livraient la marchandise eux-mêmes, sans intermédiaire.

Si le crime d’empoisonnement est le côté le plus considérable de l’affaire, il y en a bien d’autres. En général, on ne tue pas pour tuer, et les femmes ne font guère mourir un homme que parce qu’elles en aiment un autre, et surtout lorsqu’elles veulent être aimées. Après s’être débarrassée d’un mari fâcheux, on voulait acquérir ou se conserver un amant. À cette époque, les hommes ne se piquaient guère de délicatesse dans leurs rapports avec les femmes) et, presque toujours, c’était à l’instant même où l’on avait tout fait pour un amant, qu’il témoignait de l’indifférence et de la froideur. Tout était à refaire ; il fallait retourner chez la devineresse, lui donner encore de l’arpent pour le faire revenir, acheter un charme pour paraître toujours belle à ses yeux et éloigner celles qui voulaient l’accaparer. Lorsqu’il se rendait à l’armée, la femme payait un talisman qui devait le mettre à l’abri des risques de la guerre ; elle payait encore pour savoir s’il ne faisait pas la cour à quelque autre, si elle était aimée, si elle le serait toujours. Au retour, c’était la devineresse qui fournissait les secrets de ranimer une ardeur refroidie par l’absence et par l’éloignement. L’amour constituait une branche lucrative dans l’industrie des devineresses ; elles avaient toutes l’âme assez charitable pour venir, moyennant salaire, au secours de leurs clientes, qu’elles fussent belles ou laides, jeunes ou vieilles ; mais ce côté de leur profession était hasardeux, il leur attirait souvent des déboires et valait de grands mécomptes à leurs clientes. Ce n’est pas la partie la moins singulière de cet étrange drame ; le bouffon y coudoie sans cesse l’horrible, et à chaque instant on ne sait si l’on doit plaindre ou mépriser les acteurs.

La femme inquiète courait chez la devineresse, qui proposait une neuvaine, s’il s’agissait seulement de ramener un cœur égaré ; fallait-il prédire l’avenir, les moyens étaient assez variés ; souvent la nécromancienne tirait l’horoscope sur les noms des personnes et d’après leur âge ; les femmes trop surveillées pour aller voir la devineresse ou la faire venir chez elles, traitaient par correspondance ; une autre fois, un enfant, le plus souvent une toute jeune fille, après qu’on avait fait un appel au démon, regardait dans un vase de cristal rempli d’eau, et voyait des figures dont elle faisait la description et d’après lesquelles la devineresse tirait ses pronostics ; ailleurs, c’était un crible agité par le diable, et dont les mouvements dévoilaient l’avenir ; des balles de plomb, suspendues par un fil dans l’intérieur d’un gobelet, en frappant sur les parois, formaient un langage intelligible pour le sorcier. Un autre tour plus habile avait été inventé par un Normand, ancien maquignon, qui fit des dupes à la cour et à la ville, et se donnait pour intermédiaire entre l’homme et Satan. On écrivait les demandes sur une feuille de papier, enveloppée ensuite dans une boule de cire le sorcier la jetait dans un brasier, où elle brûlait avec bruit ; on devine que l’escroc avait échangé la boule de cire contre une autre. Il faisait ensuite une réponse, qu’il renvoyait avec la lettre que le diable venait de lui rendre. Si l’écrivain était riche et la demande compromettante, le devin mettait à haut prix son silence et la restitution de l’écrit.

Tout cela était dans les limites de l’escroquerie ordinaire, mais on en restait rarement là ; les femmes se plaignaient d’être trompées, il fallait trouver d’autres moyens pour faire parler le diable et s’assurer son appui pour les affaires où l’on en avait besoin. On avait recours aux sacrilèges les plus infâmes, et les expédients mis en œuvre paraîtraient incroyables, s’ils n’étaient établis par des documents authentiques qui renferment les aveux des victimes et les déclarations des coupables, dont la bonne foi est d’autant plus évidente qu’ils partageaient la croyance générale dans la réalité et l’efficacité de leurs sortilèges.

Fallait-il inspirer de l’amour ? un prêtre, revêtu des habits sacerdotaux, récitait des conjurations avec force signes de croix sur des poudres préparées suivant la formule ; on les jetait ensuite sur les vêtements de la personne à séduire. Si le charme ne réussissait pas, l’ecclésiastique bénissait la poudre sur l’autel, à côté du calice, pendant la messe; on écrivait sur une hostie les noms des deux amants et quelquefois aussi de ceux dont ils voulaient se débarrasser, le prêtre la consacrait à l’église en disant sa messe, et la réduisait ensuite en une poudre qui devait être mêlée aux aliments des personnes que l’on voulait atteindre. Mais tous ces sacrilèges ne ramenaient jamais les infidèles et ne changeaient pas les cœurs indifférents ; les amoureuses affolées, familiarisées avec le mal par les premières manœuvres, n’hésitaient pas à subir une dernière épreuve pour s’assurer définitivement et à jamais l’appui du démon. La devineresse et la jeune femme s’enfermaient avec un prêtre, à minuit, soit à la campagne dans un château, soit à Paris dans la chambre solitaire d’une maison écartée, quelquefois même dans un caveau ou dans une masure hantée par les oiseaux de nuit, pour y accomplir une horrible cérémonie. Le prêtre posait une pierre d’autel sur une table entourée de cierges noirs ; la dupe infortunée s’y étendait toute nue ; à ses côtés étaient le missel et les autres instruments du culte ; le calice était posé sur le ventre et le prêtre célébrait la messe, revêtu de ses habits sacerdotaux ; quelquefois il la disait à rebours, c’est-à-dire en commençant par l’évangile de saint Jean ; la devineresse servait et faisait les répons ; il consacrait le pain et le vin avec des conjurations et des paroles où la bienséance et la religion étaient si grossièrement outragées, que nous n’osons les rapporter la procédure en apprendra suffisamment sur ce triste sujet. Un baiser obscène remplaçait celui que le prêtre donne à la table du saint sacrifice quelquefois la victime volontaire était réduite à subir l’outrage des ardeurs immondes du prêtre ; enfin, pour dernier trait, on la faisait communier sous les deux espèces confondues dans le plus épouvantable mélange que la débauche et l’imbécillité humaine aient jamais inventé.

Cette cérémonie était le moyen le plus sûr pour dompter le diable. Lorsqu’on n’avait pas réussi, il fallait la recommencer, et l’on verra qu’à la cour et à Paris des femmes la subirent plusieurs fois. Mais ce ne sont pas les seules infamies dont nous ayons à retracer le tableau la recherche des trésors amenait aussi de nombreuses pratiques aux devins.

Pendant les guerres de la Fronde, beaucoup d’argent avait été caché dans la terre bien des gens étaient morts sans avoir repris leur dépôt, et de temps en temps le hasard faisait sortir de la terre les biens enfouis. Ces rencontres avaient enflammé l’imagination des chercheurs on dépensait beaucoup à faire des fouilles, et les propriétaires espéraient toujours découvrir des trésors sur leurs terrains ; ils avaient recours à la sorcellerie et au sacrilège. Un prêtre se rendait avec son étole sur les lieux, s’enfermait dans un cercle tracé par terre et entouré de bougies noires, et s’efforçait, par ses conjurations, d’arracher le secret de la cache au diable ou au revenant qui gardait le trésor.

On payait toujours d’avance le prêtre et ses acolytes. Il va de soi que l’opération ne réussissait jamais. Ces misérables proposaient alors un dernier moyen, qui devait, sans rémission, forcer le diable à livrer ses trésors, et même en faire l’esclave de la personne qui consentait à l’exécuter. Une femme, ordinairement une prostituée, sur le point d’accoucher, se faisait porter au milieu d’un cercle tracé sur le parquet et environné de chandelles noires ; lorsque l’enfantement avait lieu, la mère livrait son fils pour le vouer au démon après avoir prononcé d’immondes conjurations, le prêtre égorgeait quelquefois la victime sous les yeux de sa mère, mais plus souvent il l’emportait pour le sacrifier à l’écart, parce qu’au dernier moment, la nature outragée reprenant ses droits, on avait vu ces malheureuses arracher leur enfant à la mort. D’autres fois on se contentait d’égorger un enfant abandonné ; les devineresses n’en manquaient jamais ; les filles imprudentes et les femmes légères les chargeaient d’exposer les fruits d’un amour illégitime ; elles avaient même des sages-femmes attitrées et fort occupées à procurer des fausses couches ; les enfants, après avoir reçu le baptême, étaient mis à mort et portés ensuite au cimetière, et plus souvent enfouis au coin d’un bois ou consumés dans un four.

À côté de ces horreurs auxquelles on refuserait toute créance si elles n’étaient consignées dans des actes authentiques, des faits burlesques dévoilent une naïveté grossière qu’on ne se serait pas attendu à trouver à une époque si célèbre par l’esprit et par les lumières. Quelques joueurs faisaient bénir les cartes ; d’autres payaient des sorciers pour avoir une pistole volante, c’est-à-dire une pièce d’or qui revint toujours dans la poche de son premier possesseur ; Les joueuses, pour conjurer la mauvaise chance, portaient sur elles une main de gloire, c’est-à-dire la main d’un pendu desséchée au soleil ou dans un four. Les duellistes se faisaient dire des oraisons pour tuer leurs adversaires sans recevoir de blessures ; les militaires achetaient des talismans pour revenir sains et saufs.

Ces détails sont loin d’être chargés, la procédure en fera connaître bien d’autres ; mais le dégoût surmonte et oblige à s’arrêter. On reste confondu devant cet amas de crimes, de superstitions et de lâchetés. Cependant le gouvernement apportait les réformes les plus sages et les plus heureuses dans l’administration et dans la justice ; les arts, la littérature et le génie de la guerre brillaient d’un éclat qui n’a pas encore été égalé. On se refuserait de croire à la réalité de ce tableau, si l’histoire ne nous offrait dans le Bas-Empire un spectacle pareil sous le règne de Justinien. Comme en France, les armes de l’empire étaient partout victorieuses, les peuples jouissaient d’une tranquillité inconnue depuis longtemps, mais à examiner de près ces dehors si brillants, l’œil se ferme, épouvanté par la corruption des mœurs, par la soif effrénée des honneurs et des richesses, et par le mélange des superstitions asiatiques et de l’idolâtrie romaine avec les croyances de l’Église. Dans les deux pays, des causes pareilles avaient amené des effets semblables. En 1677, la France ressemblait au Bas-Empire du VIe siècle la dissolution des mœurs, l’ardeur au gain, l’âpreté des querelles religieuses étaient les mêmes. Heureusement pour notre patrie, les deux souverains ne se ressemblaient pas. Aux yeux de Justinien, la vertu n’était qu’un moyen de gouvernement ; au fond il était aussi corrompu que le dernier de ses sujets, et malgré la splendeur dont elle brillait, Byzance put dès lors prévoir la chute d’un trône dont les pieds reposaient dans la boue. Quoiqu’il n’ait jamais été un modèle de vertu, Louis XIV avait en horreur le crime et la profanation des choses saintes, et à ce point de vue il fut un véritable réformateur ; la contagion morale fut arrêtée par les mesures vigoureuses qu’il sut prendre ; les criminels, effrayés, se convertirent ou cachèrent leur corruption sous le voile d’une hypocrisie prudente. L’impulsion une fois donnée, l’élan fut irrésistible, et malgré les orgies de la Régence et les débauches de Louis XV, la réforme s’accentua de plus en plus. Enfin, la révolution de 1789 arrive, et la France, purifiée, retrempée, se relève au lieu de succomber honteusement comme avait fait le Bas-Empire ; elle impose à l’Europe des réformes que des siècles entiers n’auraient pas amenées, elle révolutionne le monde, dont elle devient l’exemple après en avoir été l’effroi.

Lorsque Louis XIV créa la Chambre ardente, il ne soupçonnait pas encore la profondeur du mal qu’il entreprenait de guérir ; les empoisonneurs travaillaient dans l’ombre et prenaient grand soin de se cacher ; ils ne formaient pas, comme on l’a cru, une association pareille à celle des Thugs dans l’Inde. S’il y avait beaucoup de marchands de poison, c’est que le commerce était lucratif et que, malgré la concurrence, la demande dépassait toujours l’offre. L’administration les soupçonnait à peine ; on voyait mourir les hommes sans accuser une main criminelle de hâter le cours fatal des années. Il est vrai qu’en 1663 Exili et Sainte-Croix furent mis à la Bastille ; mais Exili passait pour un agent de Christine, et Sainte-Croix était un bâtard qui avait eu l’effronterie d’aimer une marquise ; c’était là tout leur crime apparent. Lorsque Madame mourut, en 1670, on épaissit soigneusement l’ombre sur tous les détails de cette affaire, parce que les coupables présumés étaient trop haut placés. La mort de Sainte-Croix et la condamnation de madame de Brinvilliers éveillèrent l’attention publique ; mais les juges n’osèrent pas pousser à fond le procès, dans la peur de compromettre toute la magistrature, dont cette misérable était la parente.

Cependant, dès 1673, les pénitenciers de Notre-Dame avaient averti que la plupart des femmes s’accusaient d’avoir empoisonné leurs maris. Malgré cela, la police restait toujours dans l’inertie ; lorsque, peu de mois après le supplice de madame de Brinvilliers, une femme, entretenue par un avocat au Conseil, mort récemment, fut accusée par les neveux d’avoir empoisonné leur oncle, de s’être approprié le plus net de la succession et d’avoir fait avec un prêtre un faux acte de mariage. Le Châtelet prit la chose au sérieux, et, pour éviter une condamnation certaine, cette femme fit dire aux ministres par un officier, suspect d’ailleurs, qu’elle avait à révéler un secret important pour la sûreté de la famille royale. On les mit tous deux à la Bastille. Leurs réponses furent embrouillées ; on garda l’officier, qui parut un espion, et la femme fut renvoyée à la Conciergerie. Les neveux du défunt continuèrent leur procédure. Le Roi laissa l’affaire au parlement ; la courtisane y fut condamnée à mort ; elle mourut sans avoir voulu s’expliquer davantage, et ce fut bien plus tard que ses relations avec les empoisonneurs furent mises en évidence.

Sur ces entrefaites, Louvois reçut l’avis qu’il y avait à Paris un alchimiste porteur d’une lettre de change de 200,000 livres sur Venise. Il mit prudemment à la Bastille cet homme avec sa maîtresse et son valet, sans oublier le banquier signataire de la lettre. Le prétendu alchimiste était un empoisonneur. Le conseil d’en haut ordonna que M. de la Reynie ferait l’information ; elle fit découvrir dans tous les rangs de la société un si grand nombre de malfaiteurs, que le Roi, ne voulant pas commettre l’affaire au parlement, dont il se méfiait, établit une chambre souveraine pour la juger sans appel, et avec tout l’éclat possible. Cette chambre était composée de douze membres, savoir huit conseillers d’État, MM. Boucherat, de Breteuil, de Bezons, Voisin, de Fieubet, Le Pelletier, de Pommeren, d’Argouges ; et six maîtres des requêtes, MM. de Fortia, de la Reynie, Turgot-Saint-Clair, de Sève, de Thuisy et Lefebvre d’Ormesson. Le Roi établit M. Boucherat président de la chambre, et nomma rapporteurs MM. de Bezons et de la Reynie. Les fonctions du ministère public étaient remplies par M. Robert, procureur du Roi au Châtelet, et par son substitut, M. de Perrey ; enfin, Sagot, secrétaire de M. de la Reynie, était greffier de la commission. Tous ces magistrats étaient des hommes célèbres alors, par leur savoir et par leur intégrité. Le tribunal siégea dans les appartements de l’Arsenal, à deux pas de la Bastille. On l’appela la Chambre ardente. Ce nom venait de ce qu’autrefois l’on jugeait les criminels distingués par leur naissance, ou par leurs forfaits, dans une salle tendue de noir et éclairée par des flambeaux.

L’institution de ce tribunal, le choix des hommes qui le composaient et surtout l’affront fait au parlement en lui retirant une affaire qui semblait de sa compétence, excitèrent au plus haut point l’attention publique. La chambre siégea jusqu’au mois de juillet 1682 ; à cette époque elle fut dissoute par une lettre de cachet. Le Roi crut qu’il était temps d’arrêter des poursuites dont la durée pouvait, à l’étranger, décréditer la France. Il rendit en môme temps une ordonnance pour réglementer le commerce et la fabrication des substances dangereuses, et édicter des peines contre les devins, les magiciens et les empoisonneurs.

Marquise de Brinvilliers (1630-1676) soumise à la torture, gravure du 19e siècle.
Marquise de Brinvilliers (1630-1676) soumise à la torture, gravure du 19e siècle.

Les poursuites avaient duré plus de quatre ans. Les mêmes motifs qui avaient engagé les jupes de Foucquet la clémence empêchèrent les commissaires de punir les crimes qui furent soumis à leur jugement avec toute la sévérité que le Roi avait attendue d’eux. Les principaux coupables appartenaient à la noblesse et à la robe ; presque tous avaient dans la chambre des amis, des clients ou des parents ; le Roi avait donné un exemple fâcheux en laissant échapper plusieurs personnes compromises ; les juges n’eurent pas le courage d’être plus sévères que lui, quand il s’agissait de déshonorer des familles qui leur étaient chères ; le poids des condamnations tomba presque en entier sur les misérables qui vendaient les poisons, et fut léger pour ceux qui les avaient achetés. Ace point de vue, la Chambre ardente ne remplit pas entièrement le mandat dont elle était chargée ; mais l’effet moral n’en fut pas amoindri. Une terreur indicible frappa tous les coupables ; les uns s’enfuirent à l’étranger, les autres cherchèrent par le silence et la retraite à se faire oublier ; si la funeste manie des poisons ne fut pas anéantie, le mal n’eut plus cette gravité qui avait effrayé les contemporains, et qui frappe d’étonnement la postérité ; c’avait été une contagion qui menaçait de faire périr le corps social, ce ne fut plus qu’une maladie isolée et dont les accès devinrent de plus en plus rares.

Cet aperçu général suffit pour mettre le lecteur à même de suivre la procédure que nous mettons sous ses yeux. Le détail des accusations dépasserait les limites d’un simple avertissement ; d’ailleurs les révélations portent sur des faits si étranges et souvent si incroyables, et quelquefois impossibles à éclaircir parce qu’ils ont été laissés dans l’ombre afin d’en dérober la connaissance au public, que nous craindrions, en voulant élucider un point obscur, de faire fausse route. Nous nous bornerons à publier fidèlement les pièces du procès elles sont devant le lecteur ; son jugement vaudra mieux que tout ce que nous saurions dire.

François Ravaisson

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