Quelques réflexions sur la morale en Magie | Rat Holes 2

Quelques réflexions sur la morale en Magie

L’article ci-dessous est constitué d’extraits de l’ouvrage The History Of British Magic After Crowley de Dave Evans, publié par Hidden Publishing en 2007. J’ai pris des libertés avec l’ordonnancement de quelques paragraphes pour faciliter la lecture ; ces extraits s’étalant sur plusieurs chapitres, j’ai également renoncé à indiquer les coupes effectuées dans le texte original. Ceux qui voudraient s’y reporter trouveront ces passages dans les chapitres « Morality within Magick », « hurling curses » et « Othering and Continuum of Evil » (pages 154 à 158 ; 168 à 171 ; 175-76).

Mel

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« Traiter quelqu’un de « magicien noir » est, dans certaines strates de la sous-culture occulte, l’équivalent de l’accusation de communisme dans l’Amérique des années 50. Et il se trouvera toujours quelqu’un pour vous étiqueter ‘Magicien noir’, particulièrement si vous posez trop de questions gênantes ».

Phil Hine, Touched by Fire

La définition et l’identification du mal, exercice hautement problématique, a éprouvé les philosophes durant des siècles et nous manquons de place ici pour prétendre en faire le tour. Ainsi que l’a souligné le magicien Lionel Snell, au milieu des années 80, personne en magie, à l’exception « de quelques artistes excentriques et d’adolescents boutonneux en crise de décadence » ne décide de se vouer entièrement au Mal ; chacun pense, en son for intérieur, qu’il est du côté du Bien. On ne trouve cependant, dans la magie moderne, aucune charte universelle qui serait l’équivalent des Dix Commandements bibliques. La seule chose que l’ensemble de la communauté néopaïenne moderne a été capable de produire sur le sujet est l’injonction de ne « pas commettre de mauvaises actions », notamment par le biais de la magie.

Un exemple de cette injonction est la Loi du Triple Choc en Retour, un concept du néo-paganisme apparu probablement dans les années 50, sur l’initiative de Gerarld Gardner et/ou de ses collègues wiccans, et souvent rabâché depuis. Ainsi, la Pagan Federation, une vitrine publique de la Wicca et une association éducative (plutôt qu’un groupe magique en tant que tel) préconise cette « ‘éthique païenne’ : Si cela ne nuit à personne, faites ce que vous voulez. C’est une morale positive exprimant la foi en la responsabilité individuelle, destinée à ce que chacun découvre sa vraie nature et la développe en harmonie avec le reste du monde et la communauté » (Pagan Federation Website). Accepter (par écrit) ce principe, « ne nuire à personne », était jusqu’à encore récemment une condition pour devenir membre de la Pagan Federation en Angleterre.

Durant les décennies suivantes, cependant, l’éthique païenne et la supposée loi du Triple Retour ont souvent été raillées par des magiciens qui doutaient de leur pertinence :

« Ils affirment avec insistance que le mal que vous ferez vous reviendra trois fois plus fort… Et cette mise en garde est généralement formulée en vieil anglais, des tonnes de « Thou » et de « Thee » pour faire  plus authentique – authentik avec un K évidemment ! Parce que c’est fichtrement ancien ! … » [1].

Il a également été souligné que le principe « ne nuire à personne » est très largement inapplicable, dans la mesure où il impliquerait de ne pas se nuire à soi-même, or de nombreux adeptes de la Wicca boivent de l’alcool, fument ou prennent des drogues – pratiques qui peuvent entrer dans la définition de « se nuire » si l’on pousse la logique jusqu’au bout.

Un grand nombre d’occultistes ont été amenés à nuancer ce principe en faveur d’une approche plus pragmatique :

« L’idéal ‘ne nuire à personne’ me convient parfaitement, commente Francis Breakspear, jusqu’à ce que l’épreuve de la réalité ne le rattrape ; il devient alors ‘ne nuire à personne SAUF s’il s’agit de légitime défense’… Dans ce cas, les beaux principes foutent le camp et que le dernier debout l’emporte, Bordel de Dieu ! ».

Ces affirmations et acrobaties idéologiques, souvent malheureusement inappropriées, de ce qui est ‘bien’ ou ‘mal’ requièrent des aménagements dans le monde matériel, si le magicien désire conserver sa liberté. Comme l’écrit Phil Hine en 1997 dans ce commentaire de la maxime chaote attribuée au leader révolutionnaire Hassan I Sabbah :

« Bien que nous puissions nous faire écho des paroles d’Hassan I Sabbah, « Rien n’est Vrai, Tout est Permis », agir uniquement à partir de cette prémisse risque probablement de vous faire rentrer en conflit avec les autorités et les individus dont les idées sont assez strictes concernant ce qui n’est pas permis » [2].

Hassan I Sabbah était un révolutionnaire et/ou mystique, et/ou le chef d’une bande de brigands, dans le Moyen-Orient il y a environ 900 ans. De nos jours, il serait qualifié de ‘terroriste’, ce qui ne montre qu’une chose : à quel point les représentations sociales sont changeantes.

L’interprétation littérale de l’aphorisme de Sabbah est d’ailleurs souvent pointée comme une erreur, au même titre que la Bible ou le « Fay ce que voudras » de Crowley ont été sujet à des mésinterprétations. Lionel Snell écrit :

« Ceux qui acceptent cet axiome de la Chaos pleinement sont également ceux qui font les choix les plus prudents. Parce qu’ils savent – en dehors de toute morale ou d’idéal spirituel – que le Soi ne se construit que sur les décisions que nous prenons ». Et Phil Hine ajoute : « Glamour mis à part, les Magiciens du Chaos sont rarement d’une totale amoralité. L’un des axiomes de base de la philosophie magique est que l’éthique grandit en soi-même, dès lors qu’on a commencé à cerner la différence entre ce que l’on a appris à croire et ce que l’on désire croire ». [3].

Parallèlement à l’acceptation du bien et du mal comme étant les deux extrêmes d’un nuancier comportant des gradations insensibles plutôt qu’une stricte dichotomie blanc/noir, est apparue dans la philosophie New Age une tendance récente (datant des années 90), souvent qualifiée péjorativement d’approche « fluffy » ou « lumière blanche » par des magiciens comme Lionel Snell – et d’autres. Dans cette approche, seul le « Bien » est considéré.

Cet état d’esprit « fluffy » a récemment été critiqué en ces termes par Lionel Snell :

« Mettre intégralement l’accent sur le positif en éliminant le négatif de telle manière que tout est évalué en termes de ‘lumière’ sans référence à l’obscurité sinon comme une erreur attendant d’être réparée par la lumière… Une telle dévotion religieuse au Bien, au Bon, à la Lumière, à la Pureté… Sans prêter attention au négatif dans un souci d’équilibre, peut nous conduire au chemin de perfection foulé par les nazis, si l’on n’y prend pas garde » [4].

Il est clair que les actes et les motivations humains sont considérablement plus complexes que ne peuvent en rendre compte des alternatives dualistes et simplistes telles que « bien » ou « mal ». Les psychologues modernes ont proposé différentes approches pour aborder cette question ; le psychologue social Eliot Aronson a ainsi démontré que nombre d’individus ressentaient la nécessité interne de justifier leurs comportements et leurs opinions. Par conséquent, ils se livraient continuellement à un dialogue intérieur destiné à légitimer la cohérence de leurs actes en fonction du contexte. Un comportement ressenti comme incohérent créera un effet de dissonance cognitive. C’est un facteur primordial d’auto-justification, théorisé par un autre psychologue reconnu, Léon Festinger :

« Deux connaissances entrent en dissonance, écrit-il, si l’une est l’opposé de l’autre et la suit immédiatement… Cette dissonance étant désagréable, les individus concernés auront tendance à s’efforcer de la réduire» [5].

En d’autres termes, comme il est extrêmement inconfortable psychologiquement de laisser cohabiter deux croyances contraires en leur octroyant une valeur égale ; quelque chose doit donc céder. Ce qui aura lieu en modifiant l’une ou l’ensemble de ces croyances incompatibles psychologiquement – et pas seulement d’un point de vue logique, de façon à retrouver un état d’harmonie. Les modifications opérées dans ce but pourront sembler totalement irrationnelles à un observateur extérieur, mais elles seront confortables pour l’individu qui les a opérées. Pour le formuler plus crûment, il s’agit de se mentir à soi-même.

Aronson a exploré jusqu’à un certain niveau les effets de la dissonance dans la morale. Comme point de départ, il faut considérer que nous voulons tous croire que nous sommes dans notre bon droit et faisons le bien (même si ce n’est pas le cas !). Comme exemple de dissonance, Aronson cite l’alternative tricher ou non à un examen ; la société attend de nous que nous ne trichions pas, mais également que nous réussissions. La dissonance peut alors se manifester quel que soit le choix que nous avons effectué, et nous inciter alors à nous justifier vis-à-vis de nous-mêmes. Si nous trichons, nous avons mal agi. Si nous ne trichons pas et échouons, nous avons également mal agi – probablement parce que nous n’avons pas assez étudié, ce qui sera une raison supplémentaire de nous flageller une fois les résultats de l’examen publiés.

Un exemple de cette dynamique, appliqué à la magie est donné par Phil Hine :

« L’envoûtement est perçu par la majorité des occultistes comme étant de la Magie Noire ; excepté, évidemment, lorsque vous avez une bonne raison de le pratiquer – comme dans le cas de ces wiccans qui ont essayé de m’attaquer magiquement parce que, selon eux, j’étais en train d’introduire la Voie de la Main Gauche dans le magazine Pagan News » (Phil Hine, « On Cursing »).

Dans un autre texte, après avoir narré comment un ‘magicien blanc’ avait requis son soutien magique pour faire revenir sa partenaire l’ayant quitté pour un tiers – soutien que le mage lui a refusé, Phil Hine commente :

« Ce qui est intéressant ici, c’est que ce magicien blanc est venu me demander de l’aide pour faire revenir sa petite amie par des moyens magiques – quelque chose de moralement très discutable. Mais dans ce cas, il était convaincu que son geste était justifié, car c’était lui le « mec bien » dans le scénario » (Phil Hine, « Black Magic and the left-hand path »).

Dans cet exemple, la dissonance concerne l’injonction « ne pas effectuer d’envoûtement ». Pourquoi les gens ne suivent pas cette injonction est ce qu’il s’agit de mettre en lumière ici. Au lieu de renoncer à l’envoûtement, un processus cognitif et un dialogue intérieur de ce type (ou équivalent) se mettront en branle :

– Rien ne prouve que ce type d’envoûtement soit réellement mauvais ou dangereux

– Un sort pour délivrer X des griffes d’Y et la ramener à moi est un acte bienveillant, car c’est moi le gentil dans l’histoire.

– Des gens que j’admire ont déjà utilisé ce type de sort par le passé (ce qui équivaut en passant à se laisser influencer par la pression du conformisme).

– J’aime toujours X, ce qui justifie pleinement mon acte.

– C’est la faute des autres (particulièrement des mauvaises langues) qui ont éloigné X de moi.

Cette rhétorique interne va permettre de minimiser l’importance du geste lui-même (l’envoûtement) et d’accentuer la valorisation positive du soi ; l’individu sera alors le chevalier blanc en guerre sainte contre les médisances.

L’anticipation du bonheur à venir, fantasmée comme le retour à un état antérieur romantique (qui n’a peut-être jamais existé) concourt également à la réduction de la dissonance.

Au fil du temps, par la répétition de ces processus mentaux, « les croyances finissent par être intériorisées à partir du moment où elles semblent correctes » et celui qui les a adoptées ne pourra plus être convaincu du contraire, même par les efforts concertés d’un entourage plus objectif.

Tout cela peut sembler participer d’un non-sens, mais Festinger effectue une distinction entre ce qui est véritablement rationnel et « le processus de rationalisation » chez l’être humain : « Nous sommes motivés, moins par ce qui est juste… que par la nécessité de penser que ce que nous faisons est juste » [6]. Comme le magicien chaote Jérome Plotkin le résume élégamment : «L’homme est est le seul être vivant sur la planète capable de se mentir à lui-même (et d‘y croire !) ».

Hine, qui possède une solide formation en psychologie, semble être au fait de ce modèle, lorsqu’il écrit :

« Les magiciens pratiquent l’envoûtement et parfois, ça marche. La véritable différence est d’ordre moral. Lorsque votre ennemi pratique l’envoûtement, il le fait parce qu’il est un Magicien Noir ; lorsque vous-mêmes, vous pratiquez un envoûtement, vous le faites car les circonstances vous y obligent… » (Phil Hine, « On cursing »).

La dissonance peut avoir un effet boule de neige ; tel comportement est adopté au nom d’un idéal ou d’un projet ; en résulte un foisonnement d’auto-justifications, qui une fois adoptées, peuvent conduire à de nouveaux comportements plus radicaux. Dans l’exemple plus haut, cette dynamique peut mener à une véritable guerre magique.

Un autre exemple de régulation de la dissonance peut être discerné lorsqu’après l’échec d’un rituel de guérison, ceux qui y ont participé arrivent à se convaincre que le patient se porte toujours mal, non en raison de leur incompétence ou de l’échec du rituel, mais pour des raisons « karmiques », parce que Dieu le veut ainsi ; quant à eux, ils ont « fait ce qu’ils pouvaient » et peuvent désormais se sentir bien dans leur peau (le patient par contre, c’est pas sûr).

Ainsi que l’écrit Phil Hine :

« L’idée que des Magiciens Noirs existent a surtout pour fonction d’étayer la conviction de ceux qui se perçoivent eux-mêmes comme des Magiciens Blancs. Cette conviction repose sur un dualisme « gentils » contre « méchants » digne d’un film de cow-boys & sous-entendant que certains auraient choisi de consacrer leur existence à faire le bien, tandis que d’autres se seraient voués entièrement au mal… C’est une vue de l’esprit pour le moins étroite. Cette idée qu’il existerait une « Magie Noire » implique également l’existence de certaines techniques magiques intrinsèquement maléfiques dont les utilisateurs seraient par conséquent des Magiciens Noirs » (Phil Hine, « Black Magic and the left-hand path »).

Ramsey Dukes va encore plus loin :

« Certains diront que nous vivons à une époque séculaire et que l’intérêt pour la spiritualité ne concerne qu’une frange marginale de la population… Mais lorsque vous considérez les individus tout à fait respectables investis dans la religion, vous réalisez que ce n’est pas le cas.

Cependant, ceux-là seront probablement d’accord pour dire qu’il existe une petite minorité de marginaux s’intéressant à l’occultisme… Toutefois, si vous prenez la peine d’envisager l’ensemble des anthroposophes, théosophes, adeptes d’Alice Bailey, new-ageurs etc., vous verrez que cet intérêt ne concerne pas uniquement une minorité de marginaux, mais également des gens tout à fait intégrés socialement.

Si vous les interrogez, ceux-là vous diront qu’il existe une petite minorité d’allumés – ceux qui pratiquent la Magie…

À présent, prenez un groupe de magiciens (ceux de l’Inner Light, de la Golden Dawn ou de l’Aurum Solis, peu importe), vous verrez qu’ils vous paraîtront être tout à fait normaux. Ceux-là vous préviendront qu’il existe une petite frange de gens vraiment fous – les disciples de Crowley…

Considérez alors un groupe de thélémites, vous y trouverez sûrement quelques individus bizarres, mais pas davantage que dans les autres cercles. Ces thélémites vous révéleront qu’ils se sentent en danger en raison des pratiques sorcières sauvages des adeptes de Spare… Prenez alors un groupe d’adeptes de Spare, admirateurs de son œuvre magique et artistique confondus, et ils vous diront de vous méfier des pratiquants de la Chaos Magic qui ont tellement discrédité leur maître… Prenez alors un groupe de pratiquants de la Chaos Magic, ceux-là vous diront « s’il vous plaît, ne nous confondez pas avec les satanistes » [7].

Contre qui les satanistes pourraient-ils bien vous avertir ? Eh bien, ce n’est pas très clair, mais ce serait probablement contre les chrétiens.

Dave Evans, The History Of British Magic After Crowley, Hidden Publishing, 2007. Traduction par Melmothia, 2009.

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[1] La citation est de Francis Breakspear & extraite d’une communication personnelle avec Dave Evans. La loi évoquée est souvent exprimée en ces termes « An it harm one, do what thou wilt », « thou » étant une forme emphatique et ancienne pour le pronom « you ».

[2] [3] Ces deux citations sont extraites de Chaos Prêt à Cuire, Phil Hine. La traduction intégrale de ce texte se trouve sur ce site.

[4] SSOTBME, Lionel Snell sous le pseudonyme de Lemuel Johnston, Mouse That Spins, 1975.

[5] A Theory of Cognitive Dissonance, Leon Festinger, Stanford University Press, 1957.

[6] The Social Animal, Elliot Aronson, Freeman, 1992.

[7] Lionel Snell, Lecture publique, 2002.

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