Les Ephesia Grammata

« Ταῦτα οὖν ἱερά ἐστι καὶ ἅγια »

« Ce sont donc les saintes et vénérables paroles » — Hésychios

Au IVe siècle avant notre ère, dans l’un des fragments survivants de sa comédie Le Fabriquant de Lyre, le poète Anaxilas se moque du luxe exagéré dans lequel aurait vécu le philosophe Anaxarque : « Huilant sa peau avec des onguents jaunes, étalant ses délicates chlamydes, traînant ses pieds dans de fins escarpins, mâchant des oignons, dévorant des morceaux de fromage, gobant des œufs, mangeant des bigorneaux, buvant du vin de Chios, et, c’est le comble, portant sur des pièces d’étoffes cousues les jolies lettres d’Éphèse »[1].

Cet extrait contient la plus ancienne mention littéraire connue des Ephesia Grammata, la plus célèbre des « formules barbares » de l’antiquité. Sont désignés par cette expression des mots ou des suites de mots considérés comme ἀσύνετα [asuneta], c’est-à-dire « inintelligibles » et censés être dotés d’un pouvoir magique. Parmi les formules barbares connues, on trouve par exemple « abracadabra ». Dans certains cas, il est possible de remonter au sens originel de la formule et d’en retracer les déformations successives, dans d’autres cas, c’est plus difficile.

Vers la fin du même siècle, un autre poète comique, Ménandre, rapporte, dans son Leucadia, qu’il était de coutume de tourner autour des jeunes mariés en récitant les lettres d’Éphèse afin de les protéger[2]. Elles sont qualifiées d’ἀλεξιφάρμακα [alexipharmaka], c’est-à-dire de « remèdes salutaires ». De son côté, Plutarque mentionne qu’elles sont utilisées pour chasser les démons. Dans ses Propos de table, il compare les convives sous l’emprise de la musique à des possédés : « Comme les mages ordonnent aux possédés de lire et de prononcer les lettres d’Éphèse… »[3].

Photius, au IXe siècle de notre ère, écrit dans son Lexique : « Ephesia Grammata : formule magique inintelligible que Crésus aurait prononcée sur le bûcher. Et, durant les Jeux olympiques, alors qu’un Milésien et un Éphésien luttaient, le premier fut incapable de vaincre son adversaire, car celui-ci portait les lettres éphésiennes à la cheville. Lorsque la tricherie fut révélée et que le charme fut ôté, le pugiliste éphésien perdit trente fois de suite ». Ces deux anecdotes sont rapportées par plusieurs auteurs et se retrouvent notamment dans l’encyclopédie byzantine médiévale connue sous le nom de Souda, rédigée à la fin du Xe siècle. Pour éclairer la première, il convient de rappeler que Crésus fut le héros d’un certain nombre de légendes. Selon Hérodote, il fut condamné au bûcher sur ordre de Cyrus II, mais pria Apollon si ardemment, que soudain, le ciel s’assombrit et que la pluie éteignit le feu. Dans le Lexique de Photius, comme dans la Souda, c’est en récitant les lettres éphésiennes que le roi de Lydie aurait sauvé sa vie.

Nous voyons, dans ces exemples, que les Ephesia Grammata sont censées porter chance, permettre de remporter des victoires, chasser les maléfices et les démons, protéger et même sauver de la mort. On note également qu’elles pouvaient être récitées ou portées en talisman.

Askion Kataskion Lix Tetrax Damnameneus Aisia

Mais quels sont exactement ces mots de pouvoir ? Il faudra attendre le IIe siècle de notre ère pour que leur libellé ainsi qu’une première tentative d’explication soient livrés, dans les Stromates de Clément d’Alexandrie : « Un disciple de Pythagore, Androcide, déclare que les lettres qui portent le nom d’Éphésiennes, et dont la célébrité était fort répandue, étaient de véritables symboles. Ἄσκιον [askion], par exemple, signifie l’obscurité, parce qu’en effet l’obscurité n’a pas d’ombre. Κατάσκιον [kataskion] signifie lumière, parce qu’elle dissipe l’obscurité et les ombres. Λίξ [lix] est l’ancien surnom de la terre ; le mot Τετρὰξ [tetrax], c’est-à-dire le nombre quaternaire, désigne allégoriquement l’année à cause des quatre saisons qui la partagent ; Δαμναμενεὺς [damnameneus] est le soleil, à cause de sa puissance irrésistible et Αἴσιά [aisia], la parole de vérité »[4].

Ce passage appelle quelques remarques : pour commencer, l’explication est attribuée à Androcide, un auteur pythagoricien qui aurait vécu au IIIe siècle. Il s’agit donc d’une interprétation privée, sans doute orientée par cette tendance des disciples de Pythagore à voir des symboles partout. Pour déduire « obscurité » du terme Askion, l’auteur s’appuie sur un hypothétique « a— » privatif accolé au terme σκιά [skia] signifiant « ombre ». De là : « parce qu’en effet l’obscurité n’a pas d’ombre ». Ensuite, il ajoute un nouveau préfixe κατά — [kata —] qui signifie, entre autres, « tirer vers le bas », « contrer ». Ce sera donc la lumière puisqu’elle dissipe l’ombre. Λίξ [lix] signifie tout simplement « arqué, courbé ». Ce sera donc la Terre. Tetrax est rapproché du préfixe numérique τετρα — [tetra —] qui signifie « quatre ». Damnameneus est expliqué par le verbe grec δαμάω [damao] ou δαμάζω [damazo], « dompter, dominer ». Enfin, Aisia perd son deuxième iota pour être élucidé par un terme poétique désignant le destin : αἴσά [aisa].

Nous voilà devant une série de rapprochements symboliques douteux et de parétymologies, autrement dit d’amalgames fantaisistes justifiés par des ressemblances phonétiques. Seule l’étymologie de Damnameneus semble juste. Hésychios d’Alexandrie livrera une lecture similaire aux alentours du VIe siècle, dans son Lexique, avec une légère variante puisqu’il donne Aision plutôt qu’Aisia : « Il y avait à l’origine six (mots), mais ultérieurement des menteurs en ont ajouté d’autres : ἄσκιον, κατάσκιον, λίξ, τετράξ, δαμναμενεύς, αἴσιον [Askion Kataskion Lix Tetrax Damnameneus Aision]. Il est clair qu’Askion représente les ténèbres, Kataskion, la lumière, Lix, la Terre, Tetrax, l’année, Damnameneus, le soleil, Aision, la vérité. Ce sont donc les saintes et vénérables paroles ».

La ville d’Éphèse

Cette interprétation discutable n’est que la première d’une longue liste d’hypothèses, dont il faut avouer qu’aucune n’est réellement satisfaisante[5]. À ce jour, la signification et l’origine des lettres éphésiennes demeurent mystérieuses.

À commencer par l’adjectif « éphésien ». Le lien avec la ville éponyme ne se rencontre que chez un seul écrivain antique, Pausanias le Grammairien : « Pausanias, dans son Lexique, affirme que les lettres éphésiennes étaient des mots possédant naturellement le pouvoir de conjurer le mal. Il rapporte également que Crésus les a prononcées sur le bûcher et que ces lettres auraient été inscrites d’une manière obscure et énigmatique sur les pieds, la ceinture et la couronne d’Artémis… Et l’expression “Lettres éphésiennes” s’applique à ceux qui s’expriment d’une façon peu claire et difficile à comprendre »[6].

Ce lien avec la cité d’Éphèse sera repris par des historiens s’appuyant sur la réputation d’Artémis comme déesse guérisseuse et oraculaire, mais également sur un passage des Actes des Apôtres : « Un nommé Démétrius, orfèvre, fabriquait en argent des temples d’Artémis, et procurait à ses ouvriers un gain considérable. Il les rassembla, avec ceux du même métier, et dit : ô hommes, vous savez que notre bien-être dépend de cette industrie ; et vous voyez et entendez que, non seulement à Éphèse, mais dans presque toute l’Asie, ce Paul a persuadé et détourné une foule de gens, en disant que les dieux faits de main d’homme ne sont pas des dieux. Le danger qui en résulte, ce n’est pas seulement que notre industrie ne tombe en discrédit ; c’est encore que le temple de la grande déesse Artémis ne soit tenu pour rien, et même que la majesté de celle qui est révérée dans toute l’Asie et dans le monde entier ne soit réduite à néant. Ces paroles les ayant remplis de colère, ils se mirent à crier : Grande est l’Artémis des Éphésiens ! » (Actes 19:24).

Dans la foulée, il a même été supposé que des talismans comportant les Ephesia Grammata étaient vendus dans l’Artémision. Or, un examen des sources montre qu’il n’existe aucun élément pour étayer cette hypothèse. Bien entendu, la magie était pratiquée dans l’ancienne Éphèse, mais rien ne prouve qu’elle l’était davantage que dans d’autres métropoles. Par ailleurs, Artémis n’est pas une déesse spécifiquement liée à la magie et aucune trace d’inscription n’a jamais été découverte sur sa statue.

D’autres théories pour expliquer cet adjectif ont été proposées. Il a été supposé que le terme provenait du verbe ἐφιέναι [ephienai], signifiant « toucher », ou bien d’ἀφίημι [aphiemi], « envoyer ; libérer », ou encore du babylonien epêšu, « ensorceler ». Pour l’instant, aucune n’est à rejeter, ni suffisamment étayée pour être convaincante.

Les Dactyles

Dans un autre passage des Stromates, le théologien chrétien Clément d’Alexandrie associe les Ephesia Grammata aux Dactyles : « Dans un récit plein de fables, des historiens rapportent que les Dactyles idéens ont été primitivement des sages. On attribue à ces anciens Dactyles l’invention des lettres dites éphésiennes et du rythme musical »[7].

Outre cette mention, d’autres éléments relient la formule éphésienne aux Dactyles : leur qualité de sorciers ; leur lien aux cultes à Mystères — dont nous verrons plus bas qu’ils sont peut-être à la source de la formule ; enfin, δαμναμενεύς [damnameneus] qui est l’un des termes de la formule éphésienne, mais également l’un des noms connus de ces divinités.

Ces Dactyles idéens (littéralement « les doigts du mont Ida ») sont des dieux mineurs de la Crête ou de la Phrygie[8], qui auraient enseigné à Orphée les cérémonies devant être utilisées dans les Mystères. La légende rapporte qu’originellement, les Dactyles étaient des êtres humains, des forgerons élevés au rang de dieux après leur mort. Un fragment de la Phoronide, une source archaïque, rapporte : « Là, les enchanteurs de l’Ida, les Phrygiens, hommes montagnards, avaient fixé leurs demeures. Celmis et le grand Damnaménée, et l’irrésistible Acmon, serviteurs industrieux de la montagne Adrastée, qui les premiers trouvèrent dans les bois des montagnes l’art de l’ingénieux Vulcain, le fer noir, et le portèrent au feu et produisirent une œuvre des plus remarquables »[9].

Et Diodore de Sicile nous dit : « Les premiers Crétois dont la mémoire se soit conservée habitaient sur le mont Ida et s’appelaient Dactyles Idéens. Selon quelques‑uns ils étaient au nombre de cent. Mais selon d’autres, le nom de Dactyles qu’on leur a donné, marque qu’ils n’étaient que dix, ou autant que l’homme a de doigts à ses deux mains. Quelques historiens, entre lesquels est Éphore, prétendent néanmoins que les Dactyles Idéens sont nés sur le mont Ida de Phrygie, et qu’ils passèrent en Europe à la suite de Minos. Comme ils étaient magiciens, ils s’appliquaient avec soin aux enchantements et pratiquaient des cérémonies secrètes de sorte qu’étant allés dans la Samothrace, ils étonnèrent extrêmement ces insulaires par leurs prestiges. Orphée né dans ce temps‑là avec un talent extraordinaire pour la poésie et pour la musique fut leur disciple et porta le premier en Grèce les mythes sacrés. Les Dactyles Idéens passent pour avoir découvert l’usage du feu, du cuivre et du fer, et l’art de travailler ces métaux… »[10].

Enfin, Phérécyde divise les Dactyles en deux groupes de « mains », celles de gauche, qui étaient des hommes et lançaient des sorts (γόητες [goetes], les sorciers), et celles de droite, qui étaient des femmes et dénouaient les sorts magiques (ἀναλύοντες [analuontes], celles qui délient).

Damnameneus

Il a parfois été supposé, par Chester McCown et d’autres, que les lettres éphésiennes étaient toutes des noms de divinités ou d’esprits protecteurs. McCown cite à ce sujet une remarque de Plutarque sur la façon dont les noms des dactyles étaient répétés pour éloigner la peur : « Ceux qui savent les noms de ces prêtres appelés dactyles idéens, s’en servent comme de préservatif contre les frayeurs, en les nommant les uns après les autres »[11]. Cependant on ne trouve aucune trace d’Acmon ni de Celmis dans la formule éphésienne et Damnameneus est le seul terme pouvant être identifié comme le nom d’un dieu.

Il serait tentant d’y voir la preuve d’un lien entre les Ephesia Grammata et les Dactyles, renforcée par leur réputation de sorciers, mais il faut garder à l’esprit que cette information incite tout autant à la méfiance : comme pour Orphée ou, ailleurs, Salomon et Moïse, l’attribution de prodiges d’inventions à des figures mythiques ne doit pas être prise au pied de la lettre. On peut croire Clément d’Alexandrie sur parole, mais l’on peut aussi considérer qu’il rapporte une légende appuyée sur un terme ambigu. Dérivé du verbe δαμάω [damao] signifiant « dompter, dominer », Damnameneus pourrait très bien être une épiclèse associée à divers dieux.

À ce propos, il est intéressant de noter que ce nom se retrouve sur des talismans, des tablettes de plomb et des papyrus magiques indépendamment de la formule, menant pour ainsi dire une carrière solo et connaissant une certaine postérité au-delà du monde gréco-romain. On trouve, par exemple, une recette destinée à fabriquer une amulette magique dans un manuel araméen médiéval qui emploie un triangle magique Damnameneus, précédé de « Vous symboles sacrés et saints personnages, par la grâce du Père de Miséricorde, guérissez la tête d’untel… ».

En 2010, Christopher A. Faraone a étudié en détail une agate de forme sphérique, gravée sur toute sa surface. Cette gemme magique, actuellement au Musée archéologique d’Anapa (Russie), vient probablement des ruines de l’ancienne Gorgippia, une ville grecque ayant prospéré entre le troisième siècle avant notre ère et le troisième siècle de notre ère. Le texte gravé sur la gemme que l’auteur considère comme un « grimoire miniature » inclut une prière destinée à guérir divers maux, ainsi qu’une liste des parties de la tête. De l’autre côté, on peut voir le terme Damnameneus, inscrit en triangle

[12].

πρὸς φαρμάκων ἀποπομπάς

φραμφερεινλελαμε

Δαμναμενεύς

αμναμενεύς

μναμενεύς

ναμενεύς

αμενεύς

μενεύς

ενεύς

νεύς

εύς

ύς

La première ligne signifie « Pour se débarrasser des Pharmaka ». Christopher A. Faraone commente : « Le mot φάρμακον [pharmakon] est ambigu. Dans les textes magiques de cette période, il peut désigner à la fois un “poison” et une “incantation (hostile)”. Et nous avons, en fait, des preuves que les Grecs utilisaient des amulettes pour se protéger contre les deux ». Dans tous les cas, le talisman aurait une fonction bénéfique — de soin, de désenvoûtement ou les deux, les maladies de la tête étant parfois considérées comme des attaques démoniaques. À la deuxième ligne, nous y lisons φραμφερεινλελαμε [phramphereinlelame], un mot barbare non élucidé :

Pour se débarrasser des maladies / sorts

phramphereinlelame

Damnameneus

amnameneus

mnameneus

nameneus

ameneus

meneus

eneus

neus

eus

us

Le terme Damnameneus se retrouve également en divers endroits des Papyrus Magiques Grecs, mais d’une telle manière qu’il est difficile de conclure. On le rencontre, par exemple, dans le PGM II, ligne 164, dans une invocation d’Apollon Phébé (Apollon solaire) ; dans le PGM III, ligne 512, dans un sort pour établir une relation avec Hélios et, toujours dans le PGM III, ligne 2780, dans un sort d’attraction à Séléné-Hécate, parmi d’autres dieux, notamment Adonaï et Zeus. De là, quelques historiens ont voulu en faire un symbole ou une divinité solaire (peut-être dans la foulée de Clément d’Alexandrie), mais il semble tout autant lié au monde chtonien : « Tout cela suggère donc que Damnameneus a commencé sa longue carrière dans les sorts magiques grecs en tant que divinité capable de soumettre le monde infernal, les morts rebelles ainsi que vraisemblablement — ​​étant donné son rôle dans les malédictions — les vivants. Sans surprise, il apparaît souvent aux côtés d’Adrasteia, Ananké et des Moires. À un certain moment de la période romaine, cependant, il a probablement acquis des pouvoirs solaires et son nom est compris comme signifiant “le soleil tout-puissant”. Cette évolution n’a pu se produire qu’à l’époque romaine, après qu’Hélios ait été assimilé ou ait assimilé les dieux solaires de la Mésopotamie (Shamash) et de l’Égypte (Re), qui effectuaient des périples dans le monde souterrain et donc étaient eux-mêmes d’importantes puissances chtoniennes, qui pouvaient par exemple contraindre un défunt pour des séances de nécromancie »[13]. Le même auteur note qu’une forme féminine de ce nom, tout aussi ambiguë, désigne Hécate-Séléné dans les textes magiques : Δαμνομένη [damnoméné].

Le Testament de Salomon

En 1922, l’archéologue et théologien Chester C. McCown donna une traduction anglaise du fameux Testament de Salomon, un pseudépigraphe daté du IIIe ou IVe siècle de notre ère, dans lequel le roi biblique raconte comment il a pu bâtir son temple en commandant aux démons grâce à un anneau magique. En comparant six manuscrits, McCown conclut que le démon invoqué au chapitre 7 se nomme Lix Tetrag. Un nom qu’il suppose directement inspiré de la formule éphésienne, en s’appuyant notamment sur une tablette de plomb crétoise où les lettres éphésiennes semblent abordées, toujours selon McCown, comme des « esprits » auxquels le mage s’adresse.

Bien que souvent reprise, sa conclusion est douteuse. Parmi les variantes qu’il cite, se trouvent par exemple Lix Tephras ; Eis Leiz Tephrastaï ; Thlix Tephras, etc[14]. Or, le terme τέφρα [tephra] signifie « cendre » en grec ancien et malgré les inévitables déformations dues aux recopies, il n’y a aucune de raison d’y lire autre chose. L’hypothèse aujourd’hui retenue pour le nom de ce démon est Helix Tephras, ce qui signifie « tourbillon de cendres ». Il a également été reproché à McCown d’avoir sélectionné les manuscrits qui allaient dans le sens de ses conjectures[15]. Confronté aux diverses objections et notamment celle selon laquelle, d’après toutes les sources connues, les Ephesia Grammata étaient des mots de pouvoir et non des figures démoniaques ou divines, McCown rétorqua en avançant comme preuve… sa traduction du Testament de Salomon.

Les Papyrus Magiques Grecs

Les Papyrus Magiques Grecs (PGM) est le nom donné à une collection de textes écrits entre le IIeme siècle av. J.-C. et le Veme siècle de notre ère. Découverts en Égypte, mais principalement rédigés en grec ancien, ces textes forment un ensemble hétéroclite avec comme point commmun de traiter de magie. Bien que plus tardifs que les tablettes de plomb dont nous parlons plus bas, ils constituent aujourd’hui une source importante pour l’étude de la magie dans le monde antique.

Outre les occurrences du terme isolé Damnameneus que nous avons survolées plus haut, la formule éphésienne apparaît en deux endroits de ces textes : dans le PGM VII, ligne 450 : « Écrivez le sort orphique ; dites ἄσκει καὶ τάσκει [askei kai taskei], puis prenez un fil noir et faites des nœuds… » Dans ce sort, seul le début de la formule est livré, mais le magicien est probablement censé la connaître et la prononcer toute entière. Cette référence est parfois utilisée pour démontrer que la formule éphésienne trouve son origine dans les cultes à Mystères, même si, comme nous l’avons déjà souligné, l’attribution d’ouvrages magiques et/ou scientifiques à Orphée, dans le but de leur conférer un certain prestige, devient courante à partir de l’époque romaine.

Dans le PGM LXX ou Papyrus de Michigan, le « Sort d’Hécate-Ereshkigal contre la crainte du châtiment » contient la formule barbare Askei Kataskei Eron Oreon Ior Mega Samnyer Baui Phobantia Semne. Elle semble avoir une fonction apotropaïque. Nous examinons ce sort plus bas.

Le terme λίξ [lix] est également attesté dans le PGM IV, 171, à côté de l’expression « grand démon implacable », mais il provient d’une transcription-interprétation de Preisendanz et il est difficile de déterminer s’il s’agit d’un nom propre, d’un élément appartenant à une formule barbare ou d’une erreur de transcription.

Dans son ouvrage Techniques de Magie gréco-égyptienne, Stephen Skinner s’applique à élucider certaines formules barbares présentes dans ces textes. Hélas, à la suite de beaucoup d’autres, il tricote une explication peu convaincante. Pour commencer, il attribue le sens de « vaines menaces » au terme Askion. Et, en effet, l’expression se rencontre, par exemple chez Plutarque, mais sous la forme d’une métaphore qui serait malvenue dans une formule magique. Le terme signifie originellement « une petite outre » (de ἀσκός [askos], « peau ») et de là, peut désigner familièrement des craintes ou des menaces que l’on qualifie de « sac vide ». Skinner tire ensuite sur le sens du préfixe kata— et en déduit que Kataskion signifie « menaces vaines faites pour lier », autrement dit le bluff classique utilisé par les sorciers pour contraindre les esprits. Cette lecture audacieuse est très probablement fausse, d’autant qu’il glisse ensuite sur la peau de banane « Lix tetrax », le soi-disant démon du Testament de Salomon dont nous venons de parler. Et même en admettant que Chester C. McCown ait vu juste concernant ce terme, ce qui est peu probable, il ne songeait pas à un nom de démon, mais à une liste de noms divins protecteurs, mécompris et « démonisés » par la suite. Nous en resterons là pour l’interprétation de Skinner.

Hécate et les Ephesia Grammata

Dans le « Rite de ses Feux Sacrés », Sorita d’Este, fondatrice du Covenant of Hekate et auteur de plusieurs ouvrages sur cette déesse, a choisi d’utiliser une formule barbare provenant du papyrus de Michigan. Elle justifie ce choix dans un billet intitulé « Ephesian Letters » :

« Les lettres éphésiennes apparaissent un certain nombre de fois dans les Papyrus Magiques Grecs dans des charmes qui font appel à Hécate (Betz, 1996). Ainsi, les deux premiers termes se trouvent dans un charme associé à une initiation (PGM LXX.12), dans cette formule barbare : Askei Kataskei Eron Oreon Ior Mega Samnyer Baui Phobantia Semne. Le cinquième terme de la formule, damnameneia, se trouve dans le sort de l’Ourse, qui contient une référence à Hécate en tant que Brimo (PGM VII. 686-702). Une tablette de défixion en plomb du II-IIIe siècle de notre ère, dédiée à Hécate en tant que porte-torche dans les carrefours emploie également ce terme à plusieurs reprises (SM 49) (Betz, 1996).

Un sort de protection inscrit sur un fragment d’une tablette de plomb provenant de Falasarna en Crète, comprend les lettres éphésiennes et des allusions à Hécate comme “louve”. Il est également intéressant de noter que les Ephesia Grammata sont qualifiées de “formule orphique” dans les papyrus magiques grecs (PGM VII. 451) (Betz, 1996). Considérant les liens entre Hécate et les Mystères, c’est un autre indice qui suggère une connexion rituelle entre la déesse et cette formule.

Pour revenir à la formule utilisée dans le Rite de ses feux sacrés, Askei Kataskei Eron Oreon Ior Mega Samnyer Baui Phobantia Semne en tant que voces magicae, nous ne pouvons pas savoir avec certitude ce que ces mots signifiaient ou quand ils ont été utilisés, mais nous pouvons rassembler des indices. Clément d’Alexandrie explique que les premiers mots de la formule pourraient signifier “obscurité, lumière”. Mega en grec signifie “grand”, et il a été suggéré que le terme “Baui” pourrait faire référence aux aboiements d’un chien (Betz 1996, pg 297, fn.7). Or Hécate est associée à la fois à l’obscurité et à la lumière, à la grandeur et aux chiens… »[16].

Nous avons déjà vu et critiqué l’explication proposée par Clément d’Alexandrie. Quant à l’association d’Hécate et la formule éphésienne dans les PGM, elle est plus complexe à aborder. Cette déesse a en effet connu une évolution au fil des siècles allant dans le sens d’une « diabolisation », notamment dans le cadre de la magie. Dans les PGM, elle n’est plus la divinité protectrice chantée par Hésiode, mais la maîtresse redoutable des spectres et de la sorcellerie. Le texte du Papyrus de Michigan (PGM LXX), datant du 3e ou 4e siècle de notre ère, dans lequel Sorita d’Este a pioché la formule, est intéressant à examiner et nous allons voir qu’il s’agit peut-être moins d’appeler Hécate que de la repousser.

Le sort s’intitule « Sort d’Hécate-Ereshigal contre la crainte du châtiment ». Il comporte deux parties : la première permet d’échapper à la punition évoquée dans le titre, la seconde a pour but de causer une insomnie à une cible. Le texte s’ouvre sur le titre du sort, suivi de cette prescription : « S’il s’approche, le magicien doit lui dire : Je suis Ereshkigal, celle qui tient ses pouces, et à laquelle rien ne peut faire de mal ». Si cette première procédure est inefficace, une seconde est proposée : le magicien doit attraper son talon et dire : « (Je suis) Ereshkigal, vierge, chienne, serpent (femelle), couronne, clef, baguette de héraut, sandale dorée de la maîtresse du Tartare ». S’ensuit la formule barbare débutant par les Ephesia Grammata : Askei Kataskei Erôn Oreôn Iôr Mega Samnyer Baui (Trois Fois) Phobantia Semnê. Puis : « J’ai été initié, et je suis descendu dans la chambre souterraine des Dactyles, et j’ai vu les autres choses en bas, la vierge, la chienne, et tout le reste ». Dis cette formule dans un carrefour, puis fais demi-tour et fuis, car c’est à ces endroits qu’elle apparaît. Si tu le dis la nuit, à propos de quelque chose que tu souhaites, cela te sera révélé durant ton sommeil ; et si tu es conduit vers la mort, dis-le en répandant des graines de sésame et cela te sauvera ».

Les chercheurs s’accordent pour identifier le « châtiment » évoqué comme une menace dans le monde infernal : « Il est probable que le rite prescrit dans ce papyrus se place soit à la fin de la vie terrestre, soit dans le cadre d’un rituel de catabase : hypothèse d’autant plus probable considérant que quelques vers plus loin la formule évoque une descente dans une chambre souterraine. Cette chambre était perçue comme la porte d’entrée des enfers. En fait, malgré quelques dissensions entre les différents éditeurs du papyrus, tous s’entendent sur un point : le formulaire a préservé des vers adressés à Hécate et un texte d’initiation mystérique qui protège contre des démons punisseurs, des démons infernaux dans l’Hadès »[17].

Pour cela, le magicien se présente comme étant la déesse elle-même en effectuant un geste apotropaïque, consistant à « tenir ses pouces » (également mentionné en d’autres endroits des PGM). L’identification à un dieu, destinée à impressionner une entité potentiellement dangereuse, est une technique courante dans la magie égyptienne et grecque, mais, ainsi que le souligne Hans Dieter Betz, ce procédé semble avoir également joué un rôle dans les mystères orphiques. La pièce parodique de Julien de Samosate, Ménippe ou le voyage aux enfers, l’évoque très explicitement. L’un des protagonistes narre à son ami sa visite des enfers pour laquelle il a été préparé par un « sage Chaldéen » : « Mon accompagnateur me fit enfiler une longue robe de mage, pareille à celle que portent les Mèdes, puis me mit un bonnet sur la tête, me couvrit d’une peau de lion, et jeta une lyre entre les mains. J’avais l’ordre de ne pas révéler mon identité si on me la demandait : au lieu de cela, je devais répondre : Héraclès, Ulysse ou Orphée […] Ces héros étaient jadis venus aux Enfers : mon gourou était convaincu que, si je prenais leur apparence, Éaque n’y verrait que du feu : grâce à ce déguisement tragique qu’il connaît par cœur, il me serait possible d’entrer chez les Ombres sans être inquiété ». Dans le cas du sort que nous examinons, il s’agit de se faire passer pour la déesse des enfers elle-même, Ereshkigal.

La deuxième formule consiste essentiellement en une énumération des symboles et attributs de la déesse ou précisément des deux déesses, car cette liste concerne tout autant Hécate. On trouve ainsi les épithètes : παρθένε [parthéné], « vierge » ; κὐων [kúōn], « chienne » ; δράκαινα [drákaina], « serpent femelle » ou « dragon femelle » et ταρταροῦχος [tartaroûkhos], « qui dirige le Tartare ». Quant à la clef, c’est symbole très connu de la déesse. L’assimilation de ces deux divinités est récurrente dans les Papyrus Magiques Grecs. Le nom Ereshkigal signifie en sumérien la « Dame (Eres) de la grande terre (Ki Gal) » : « L’association d’Hécate avec la déesse sumérienne-acadienne Éreschigal, dont le nom est souvent accompagné des noms Aktiophi(s) — associé à la lune — et Neboutosoualeth, est très fréquente dans les papyrus magiques et les tablettes de défixion tardives. L’origine lointaine et l’ancienneté de la déesse sumérienne, reine des Enfers, lui octroient une aura exceptionnelle »[18].

Venons-en au problème soulevé par Christopher A. Faraone : l’intitulé du sort est Ἑκάτης Ἐρεσχιγὰλ πρός φόβον κολάσιος [hekates ereskhigal pros phobon kolasios], c’est-à-dire qu’il s’ouvre par le nom « Hécate » au génitif, le cas qui exprime le complément du nom, le terme « sort » n’étant pas indiqué. On pourrait le traduire littéralement par : « d’Hécate-Ereshkigal contre la peur du châtiment ». Cette formulation est généralement rendue par « Sort d’Hécate Ereshkigal contre la peur du châtiment », en partant du principe que le génitif indique que le sortilège provient de la déesse. Mais cet intitulé peut cependant être lu autrement : « Bien qu’à des époques antérieures Hécate ait été considérée comme une divinité positive et protectrice, par exemple dans l’Hymne homérique à Déméter, ce n’est plus le cas aux époques romaine et ultérieures, surtout lorsqu’elle est associée à Ereshkigal, une divinité infernale assyrienne, qui châtie les morts et qui, avec Hécate, est présentée comme terrifiante sur les tablettes de malédiction de l’époque romaine. Il semble donc a priori plus probable que le titre devrait être traduit de cette manière : Contre la peur du châtiment (venant) d’Hécate Ereshkigal »[19]. Il rappelle que les Mystères impliquaient sans doute l’intervention de personnes déguisées en empouses ou en démons, puisqu’il s’agissait de préparer l’initié aux dangers qu’il pourrait rencontrer après son décès. Christopher A. Faraone cite notamment le fameux passage des Grenouilles d’Aristophane, souvent interprété comme une parodie des Mystères :

« Xanthias. Hé ! de par Zeus ! je vois un monstre énorme.

Dionysos. Comment est-il ?

Xanthias. Effrayant. Il prend toutes les formes, tantôt bœuf, tantôt mulet, puis femme charmante.

Dionysos. Où est-elle ? Que j’aille de son côté.

Xanthias. Mais ce n’est plus une femme, c’est un chien maintenant !

Dionysos. C’est donc Empousa ! »[20].

Dans ses Oeuvres morales, Plutarque rapporte le périple de Thespésius aux enfers : « … Mais tout à coup, au lieu de ce guide complaisant qui l’avait conduit jusque-là, il aperçut des figures hideuses qui le poussèrent en avant et le forcèrent de parcourir le reste de l’espace ».

Même chose dans La traversée des enfers de Lucien de Samosate :

« Mycille : [… ] Dis-moi, Cyniscus, t’es-tu fait initier aux mystères d’Éleusis ? Ne trouves-tu pas que c’est ici la même chose ?

Cyniscus : Tu as raison. Regarde donc, voilà une femme qui s’avance par ici un flambeau à la main. Elle a l’œil terrible et menaçant. Serait-ce par hasard une Furie ?

Micylle : On le croirait, à son extérieur »[21].

Le texte dit ἰδοὺ γοῦν δᾳδουχοῦς [idou goun dadouchous], « une sorte de femelle portant des torches ». Dans ce contexte, il pourrait s’agir d’une forme effrayante d’Hécate, comme le note Hésychios dans son Lexique : « Aristophane affirme qu’Empouse est Hécate ». Et dans la Souda, à l’entrée « Empousa », on peut lire : « Un fantôme démoniaque envoyé par Hécate et apparaissant aux infortunés ».

Si l’on suit cette hypothèse, la formule barbare contenue dans le sort du PGM LXX pourrait avoir pour fonction de repousser ces « fantômes démoniaques envoyés par Hécate » plutôt que d’invoquer la déesse.

Les sources épigraphiques

Comme nous l’avons vu tout en haut de cet article, plus de cinq siècles séparent la première mention des lettres éphésiennes et leur libellé dans la littérature. Il est donc légitime de se demander si la formule est demeurée inchangée durant ce laps de temps. Heureusement, les sources épigraphiques sont venues au secours des chercheurs.

La première trace des Ephesia Grammata se trouve sur un artefact datant du Ve siècle av. J.-C. et découvert à Himère, en Sicile. Pour le lecteur non informé sur ces sujets, il convient de préciser que l’épigraphie et la papyrologie se heurtent à un obstacle de taille : l’état de conservation des sources. Dans certains cas, les archéologues ne disposent que de fragments endommagés dont ils doivent déduire le contenu. L’analyse de ce matériel fort précieux pour comprendre le monde antique est donc en constante évolution.

La liste ci-dessous des sources épigraphiques contenant les Ephesia Grammata est donnée par Lucas Bettarini dans son article « Testo e lingua nei documenti con εφεσια γραμματα » :

– Himère, tablette de plomb opisthographe, Ve siècle av. notre ère.

– Sélinonte, tablette de plomb opisthographe, vers le Ve siècle av. notre ère.

– Sélinonte, tablette de plomb opisthographe, vers le Ve siècle av. notre ère.

– Sélinonte, tablette de plomb opisthographe, fin du Ve – début du IVe siècle av. notre ère.

– Locres, tablette de plomb, fin du Ve — début du IVe siècle av. notre ère.

– Falasarna, tablette de plomb, fin du IVe — début du IIIe siècle av. notre ère.

– Égypte, tablette de plomb, fin du IIe – début du IIIe siècle.

– Égypte, fragment de papyrus, fin du IIIe — début du IVe siècle.

Pour compléter ce tour d’horizon, il faut ajouter une gemme magique ainsi qu’une tablette d’argent, découverte à Rome et datée du Ier siècle av. J.-C. — 1er siècle apr. J.-C., dont les trois premiers mots pourraient être une déformation de la formule éphésienne : Hasce Cata Scleron Oriva Meam Melumele Corde (Bibliothèque de l’Université Duke, Caroline du Nord).

Parmi les tablettes de plomb, huit ont cela de fascinant qu’elles présentent des variantes du même texte rédigé en hexamètres. Elles se situent toutes entre le Ve et le IVe siècle et ont été découvertes dans une aire géographique entre la Grande-Grèce, la Sicile et la Crète. Celle qui est conservée au Musée Getty a particulièrement attiré l’attention les chercheurs. En 1981, le Dr Max Gerchik fit don à ce musée de plusieurs tablettes. Leur origine n’était pas documentée, mais il a été conclu que l’artefact qui nous intéresse ici provenait très probablement de Sélinonte en Sicile. L’objet a été daté de la fin du Ve siècle avant notre ère. Roy Kotansky et David R. Jordan fournirent une première traduction du texte en 2011. Un ouvrage sortit deux ans plus tard, résultat de la réunion d’une dizaine d’experts : Christopher A. & Obbink, Dirk, The Getty Hexameters: Poetry, Magic, and Mystery in Ancient Selinous, 2013.

Le texte présente un sort contre la sorcellerie, l’empoisonnement et la maladie. Comme nous l’avons déjà noté, il n’y avait pas de réelle distinction entre ces trois domaines dans l’antiquité, souvent désignés sous le terme de φάρμακα [pharmaka]. Il y est question d’un trio de déesses souvent associées, Perséphone, Déméter et Hécate, ainsi que de Péan, un dieu de la médecine ultérieurement assimilé à Apollon, auquel il est demandé de protéger la ville.

En comparant les sources, les historiens se sont appliqués à déceler une forme originelle ou, suivant les termes de Janko « archétypale » du texte. Voici une traduction de sa transcription-traduction de la tablette du Musée Getty[22], complétée et éclairée par le contenu des autres tablettes. De nouveau, il faut garder à l’esprit que ces artefacts sont toujours à l’étude et que leur compréhension est appelée à évoluer :

Préambule :

… et les sorts que je chante ne sont pas inachevés.

Si un homme grave sur de l’étain les lettres pleines de sens

De ces versets sacrés et les cache dans une maison de pierre,

Aucune créature que la vaste Terre élève ne lui fera de mal,

Ni aucune créature dans la mer que nourrit la rugissante Amphitrite.

Premier sort :

Péan — en tout lieu où tu envoies des remèdes protecteurs —

Tu prononças pour les mortels ces vers immortels :

« Ossa (?) l’enfant, des montagnes ombragées vers le lieu luisant de ténèbre,

Conduit de force, du jardin de Perséphone, pour la traite

La servante quadrupède de la vénérable Déméter,

La chèvre alourdie du flux incessant d’un lait riche.

Elle (?) suit, obéissant aux déesses aux torches allumées,

Hécate des carrefour, hurlant d’une voix barbare

À faire dresser les cheveux, elle-même une déesse, montre le chemin à un dieu.

Je [viens] de ma propre initiative des profondeurs de la nuit,

Et sortant [des salles], aux [immortels] et aux mortels, j’indique

Les [sentiers] sacrés de l’esprit de la moisson fructueuse.

Ô… accorde faveur à qui [tu] veux,

Et

… Dans la maison…

[deux lignes manquantes]

… [Accorde] de [garder]…

Et les mains [des hommes] sans foi ni loi loin de nos demeures.

Deuxième sort :

[Péan] toi-même tu envoies des remèdes protecteurs

[Veuille] entendre dans ton cœur la douce mélodie de l’incantation.

[Je vous ordonne] de la réciter pour [tout le] peuple,

Lorsque les gens combattent à la guerre et dans les navires, quand [un malheur]

[Frappe soudainement] et risque de conduire les hommes à la mort,

[Comme aussi] pour les troupeaux et pour les tâches des hommes mortels.

Prononcez [ce qui suit] nuit et jour,

Que soit sanctifié ton [oracle dans] les portes de ta bouche :

[Mieux] pour la cité : pour l’ordre, c’est mieux.

[Péan] En tout lieu, tu protèges et tu es bon.

Formule éphésienne (en dialecte dorique) : aski kataski aassian endasiân en amolgôi.

[Parle ainsi] : La chèvre conduit la chèvre de force du jardin pour la traite.

Son nom est Tetragos ; ton nom est Trax.

… Tetroanarage Tetrâgos… rivage venteux… des eaux…

Heureux celui pour qui ces mots (?) sont toujours (?) répandus le long de la route,

Qui se rappelle en chemin la parole des dieux bénis.

Trâx Tetrâx Tetrâgos.

Damnameneus, soumets par la force ceux qui s’obstinent dans le mal.

Dernier sort :

… Mortel… Tu commandes…

… Héraclès, fils de Zeus, [tu repousses ?] complètement les [actes ?] mauvais,

Et petit-fils de Zeus, rappelle-toi les flèches enflammées qui atteignent leur cible au loin,

Dont tu as frappé les multiples têtes de l’hydre.

Péan, car il envoie lui-même des remèdes protecteurs,

Personne, avec de nombreux poisons, ne pourrait causer de dommages.

Si le sens de ce passage demeure ambigu, il permet néanmoins de filer certaines hypothèses. Pour commencer, la formule est morcelée et elle l’est différemment selon les variantes. On lit par exemple, dans la version donnée ci-dessus, le début » aski kataski… », deux lignes plus bas « Son nom est Tetragos ; ton nom est Trax » et encore plus bas « Damnameneus, soumets par la force… ». Les historiens tendent à en conclure que la formule d’Éphèse résulte de la déformation d’un texte en hexamètre, dont le sens aurait été perdu au fil du temps : « On peut supposer que la fameuse formule a été développée en de longues incantations, en modifiant et en ajoutant certains mots. Mais l’inverse est également possible, à savoir penser que les incantations hexamétriques étaient plus anciennes et que les lettres éphésiennes telles qu’on les connaît ne sont qu’une version abrégée de celles-ci, comme le croit Kotansky […]. Plusieurs raisons me poussent à préférer la seconde option. Tout d’abord, il est plus facile d’imaginer un procédé au cours duquel une formule se dégrade et perd son sens, comme lorsque l’expression française “un beau château” se transforme en mots vides de sens “ambo ato” dans une chanson espagnole pour enfants. Le processus de dégradation est tout à fait clair […]. De plus, si l’on considère que les versions les plus courtes des Ephesia Grammata ne sont documentées qu’à une époque tardive, nous devrions conclure que la suite de six mots est le résultat final du raccourcissement drastique de l’incantation originale »[23].

Il est d’ailleurs possible que ces déformations soient voulues, que la clarté sémantique ait été sacrifiée au profit de jeux sonores (rimes, assonances), appropriés dans un contexte magique. L’utilisation de termes dépourvus de sens est également un élément caractéristique de la magie.

Quelques indices vont dans ce sens. Par exemple, à la place du terme donné comme Lix par Clément d’Alexandrie, c’est αἴξ [aix] ou son radical décliné αἰγ — [aig —] qu’on retrouve le plus souvent dans les sources épigraphiques, qui signifie « la chèvre ». À noter que τράγος [tragos] signifie « bouc », ce qui livre une piste possible pour « tetragos » et ses variantes en « trax », « tetrax », etc.

Autre constat important : l’ancienneté de la formule. À propos de la tablette d’Himère, c’est-à-dire celle qui contient la plus vieille mention de la formule éphésienne, David Jordan a relevé des termes mal orthographiés, des inversions et des lettres manquantes, ce qui laisse supposer l’existence d’une source antérieure déformée au fil des copies : « L’inscription d’Himère montre qu’au Ve siècle, le texte original était déjà ancien et s’était suffisamment répandu pour que sa tradition ait accumulé des erreurs, dont beaucoup sont dues aux scribes »[24].

Enfin, la mention du trio Déméter / Perséphone / Hécate a incité certains experts à conjecturer l’origine de la formule éphésienne dans les cultes à Mystères. Des rapprochements ont notamment été effectués avec les tablettes d’or orphiques dans lesquelles se rencontre la formule énigmatique « chevreau, je suis tombé dans du lait », ainsi que des allusions aux « prairies sacrées de Perséphone » (autrement dit le royaume des morts). Cette hypothèse, cependant, ne fait pas l’unanimité : « … les rôles joués par Perséphone, la chèvre et le lait sont tous significativement différents dans les tablettes d’or et dans les vers incluant les Ephesia Grammata. Perséphone y apparaît, non en tant que propriétaire d’un jardin qui serait le théâtre de l’action, mais en tant que reine des enfers. La chèvre […] se précipite ou tombe dans le lait, mais ne produit pas un “lait abondant”. Une ressemblance symbolique n’implique pas une valeur identique — une chèvre, du lait et même Perséphone, peuvent avoir différentes significations dans différents contextes »[25].

 

Melmothia, 2022.

Notes :

[1] Cité par Athénée, Deipnosophistes, livre XII, chap. 70. Traduction française par Philippe Remacle.

[2] Cité dans la Souda – article Αλεξιφάρμακα.

[3] Plutarque, Œuvres morales, Propos de table, 706.e.

[4] Livre V, chapitre 8.

[5] L’orientaliste Johann Gustav Stickel, dans son Commentatio de Ephesiis litteris linguae Semitarum vindicandis (1860), suppose une origine sémite à la formule. En 1971, Hans Wolfgang Helck, un égyptologue allemand, a voulu reconnaître une origine hittite. Et le philologue allemand Wilhelm Heinrich Roscher a même suggéré de lire la formule à l’envers, afin qu’elle forme un hexamètre, mais toutes ces hypothèses plutôt fantaisistes ont été réfutées.

[6] Pausanias le Grammairien, Lexique. Cité par Eustathe de Thessalonique, Commentaire de l’Odyssée, XIX, 247.

[7] Clément d’Alexandrie, Stromates, Livre I, chapitre XV, traduction française par M. de Genoude.

[8] L’hésitation est due à une homonymie de lieu. Un lieu appelé « mont Ida » existe en Crête mais également en Phrygie.

[9] La Phoronide, auteur inconnu, traduction française par J.P. Rossignol.

[10] Diodore de Sicile, Histoire universelle, Tome I, Livre V, 39.

[11] Plutarque, Oeuvres morales.

[12] Faraone, Christopher A., « A Greek Magical Gemstone from the Black Sea », Kernos 23, 2010.

[13] Faraone, Christopher A., « A Greek Magical Gemstone from the Black Sea », Kernos 23, 2010.

[14] Chester C. McCown, « The Ephesia Grammata in Popular Belief », Transactions and Proceedings of the American Philological Association, Vol. 54, 1923.

[15] Pour une critique argumentée, voir Tommaso Braccini, « Demoni e tempeste: su un passo del Testamento di Salomone », 2011.

[16] http://hekatecovenant.com

[17] Faraone, Christopher A.,  » Protection against the fear of punishment from Hecate Ereschigal: another look at a magical recipe in Michigan (PGM LXX 4-19) », Bulletin of the American Society of Papyrologists 56, 2019.

[18] Ibid.

[19] Ibid.

[20] Aristophane, Les Grenouilles, 405 av. J.-C.

[21] Lucien de Samosate, La traversée pour les enfers, IIe siècle ap. J.-C.

[22] Christopher A. & Obbink, Dirk, The Getty Hexameters: Poetry, Magic, and Mystery in Ancient Selinous, 2013.

[23] Bernabé, Alberto, « The Getty Hexameters: Poetry, Magic, and Mystery in Ancient Selinous », Faraone Christopher A. & Obbink, Dirk, The Getty Hexameters: Poetry, Magic, and Mystery in Ancient Selinous, 2013.

[24] Jordan, David, « Ephesia Grammata at Himera », Zeitschrift für Papyrologie und Epigraphik, Bd. 130, 2000.

[25] Emonds, Radcliffe G.,  » The Ephesia Grammata: Logos Orphaïkos or Apolline Alexima Pharmaka? », Faraone Christopher A. & Obbink, Dirk, The Getty Hexameters: Poetry, Magic, and Mystery in Ancient Selinous, 2013.

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