The Magical Revival, Kenneth Grant

The Magickal Revival s’ouvre sur une acrobatie historique à tuer net un universitaire. Le premier chapitre, intitulé « Return of the Phoenix », nous révèle en effet que la tradition magique contemporaine doit beaucoup au tantrisme indien, qui lui-même descendrait d’un supposé Culte Draconique Égyptien, en passant par les Templiers, les Illuminati, la Golden Dawn et quelques autres.

Il n’y a certes rien d’original dans ce motif d’une filiation ininterrompue. Tout comme la manie du syncrétisme et de l’Égypte, la Tradition Primordiale est très à la mode dans l’occultisme à partir du XIXe. Mais, en l’occurrence, c’est un motif orienté, car si notre auteur s’entête à trouver des airs de famille à Cagliostro et Frater Achad, c’est surtout pour dérouler un tapis rouge des australopithèques jusqu’à l’O.T.O. au bout duquel pourra trôner le « phénix » Aleister Crowley, principal acteur selon Grant du renouveau promis dans le titre et prototype enfin abouti d’une longue chaîne d’essais et erreurs initiatiques.

Régulièrement des mages ont tenté de ressusciter la tradition draconique, nous dit Grant, mais ils ne sont parvenus qu’à en revitaliser des bribes. Puis enfin, est arrivé Crowley, prophète d’Aiwass – alias Seth et Shaitan – qui va nous restaurer tout ça dans les règles. The Magickal Revival est donc avant tout le récit évangélique de la résurrection par Crowley de la Tradition Primordiale – Tradition qui consiste essentiellement, nous le verrons, à jeter sa culotte au plafond.

Ce revival commence par conséquent en 1875, date de création de la Société Théosophique, mais surtout année de naissance de Crowley, qu’à défaut de rois mages, d’autres événements vont suivre de près : la création de la Golden Dawn puis celle de l’O.T.O., un ordre qui descend, nous dit Kenneth Grant, des Templiers, les premiers à avoir introduit des éléments de mystique orientale dans la tradition occidentale. Veut-il signifier par là que Jacques de Molay serait le premier tantrika européen ? Sans doute. La suite est dans le même goût, l’auteur s’appliquant à nous tricoter un pull entier de filiations pour tenir chaud en premier lieu à l’œuvre de Crowley, puis bien entendu à ses théories personnelles, les deux se distinguant d’ailleurs assez mal, puisque tout chez Grant est relu au filtre de l’évangile typhonien.

On apprend ainsi que la fameuse Tradition a connu quelques ratés, mais s’est maintenue bon an mal an en transitant par les Illuminati d’Adam Weishaupt, puis une fois ceux-ci dissous, par Mesmer et Cagliostro grâce à une supposée fusion avec le martinisme et la Franc Maçonnerie. Un siècle plus tard, leur résurrection par Leopold Engel en 1880 est l’occasion d’inviter également au bal Steiner puis Hartmann, ce qui permet de jeter un pont vers la théosophie ainsi que vers l’O.T.O., et reformer ainsi la chenille initiatique. Dans son enthousiasme, Grant n’hésite pas à annexer Spare à la farandole qui aurait sans doute été très surpris d’apprendre qu’il devait son art sigillaire à la Golden Dawn – heureusement pour lui, en 1972, il était déjà mort.

kgrantDe cette rhétorique pour le moins orientée, il résulte qu’une certaine méfiance est nécessaire en abordant le matériel historique présenté par Grant. Ainsi, dans son ouvrage The History Of British Magic After Crowley (Hidden Publishing, 2007), Dave Evans discute longuement du cas de « Madame Paterson », la sorcière qui aurait initié Spare à la magie. Pour rallier les travaux du peintre londonien à sa théorie de la filiation, Grant semble avoir largement brodé sur la mythologie d’un personnage sur laquelle Spare lui-même ne se serait jamais étendu. Madame Paterson sera donc une descendante des sorcières de Salem, dérivant d’une lignée comme en rêvait Murray et qu’on devrait bien arriver sans trop d’efforts à faire remonter à nos Égyptiens. Au jeune Spare, elle enseigna nous dit Grant, « les aspects les plus obscurs de la sorcellerie », magie noire et surtout magie sexuelle. Car les chapitres suivants nous enseignent que ce revival draconique est avant tout tantrique ; il s’agit réhabiliter Seth-Shaitan-Aiwass, divinité qui a comme avantage de permettre à ses adeptes de forniquer sans risquer le barbecue post-mortem promis aux chrétiens libidineux.

Après les déroutantes acrobaties historiques, c’est donc au Kama Sutra que nous invite Kenneth Grant, qui peine d’ailleurs parfois à s’y retrouver entre pied droit, main gauche et tentacules.

En premier lieu, la magie sexuelle de Grant va puiser énormément dans le travail de Crowley, filant durant de longues pages des métaphores à faire pâlir Freud d’envie. En magie, l’œil symbolise le phallus. La baguette symbolise le phallus. Le soleil symbolise le phallus. Le phallus symbolise le phallus et, globalement, ce qui ne symbolise pas le phallus symbolise le vagin. Voilà, comme ça, c’est clair.

En second lieu, elle va courtiser les sous-sols. Ces dieux oubliés prenant en charge le refoulé du monothéisme, on y trouve largement à boire et à manger. Autrement dit, nous cheminons sur ce que l’Occident qualifie de façon plus ou moins péjorative, depuis H.P. Blavatsky, de voie de la main gauche. Dénommée en Inde « Vamachara », cette voie implique l’expérimentation magique et spirituelle des interdits de la voie ascétique : sexe, consommation de viande, d’alcool, de psychotropes, etc. Elle appartient typiquement au tantrisme. Puis l’expression « Left hand path » a été inaugurée et popularisée en Occident par H.P. Blavatsky avec une connotation négative de débauche et de magie noire. Évaluation morale qui agace à juste titre les tantrikas, la voie de la main gauche, aussi valide spirituellement que l’ascèse, n’impliquant en Inde aucune connotation éthique – et surtout pas manichéenne.

Une fois passée à l’Occident, cependant, l’équation n’est plus aussi simple. Dans des pays où le sexe a longtemps été considéré comme coupable ou honteux, vont se placer sous l’égide senestre ceux que les interdits démangent, mais qui échouent à les dissocier du mal avec majuscule. Je suis personnellement toujours étonnée qu’à notre époque, le sexe soit encore considéré comme moralement condamnable, et surtout le soit en premier lieu par ceux qui demandent au diable un droit à partouze que personne ne leur conteste plus depuis longtemps.Un film récent, de qualité douteuse, prétendait nous présenter Crowley revenu d’entre les morts. Eh bien que fait notre ressuscité pour prouver qu’il est bien « l’homme le plus mauvais du monde » ? On penserait qu’il allait nous égorger des chatons avec les dents, passer des bébés au mixer ou faire exploser des centrales nucléaires. Eh bien non, il baise. Mon dieu. Quelle horreur. Un coup à attraper des Fungi de Yuggoth, ça.

Grant ne fait pas défaut à l’association sexe/ténèbres et si « viens que je t’explore le tunnel de Set » est susceptible de faire pleurer de rire un freudien, en drainant toutes les casseroles refoulées du judéo-christianisme, la proposition se double d’une descente aux enfers – ou d’une éjection dans le cosmos hostile, ou de tout ce qui vous plaira susceptible de transformer l’humain en carpaccio.

À l’inévitable question éthique qui s’ensuit, Grant propose plusieurs échappées. Pour commencer, dans The Magickal Revival, il nous présente la classique pièce sans pile ni face : au culte draconique de l’Égypte antique s’est substitué le monothéisme qui en a condamné les valeurs comme « diaboliques ». Or, ce que l’on a pris pour de la magie noire est en réalité simplement différent. Vieil argument qui n’est certes pas dénué de fondement et ne dérange personne si la transgression culmine dans la partouze ou que l’œuvre au rouge alchimique est interprétée, comme le fait notre typhonien, en termes de cunnilingus pendant des menstrues ; mais se positionner en creux par rapport à la morale judéo-chrétienne n’a pas que des avantages et l’on pourrait se demander quid de la survie d’autrui dans le système de Grant, question vite relayée par son doublet « quid de la survie du mage », une fois considéré les bébêtes gluantes qu’il est question d’inviter à dîner dans les textes ultérieurs.

À cette occasion, Grant se départit de sa neutralité pour concéder quelques mises en garde sur la malveillance des entités concernées ou la dangerosité des rituels. Dans Nightside of Eden, ouvrage se proposant d’explorer les sous-sols de l’arbre de Sephiroth, Grant nous rappelle ce vieux principe que la lumière ne peut exister sans l’ombre. La pièce retrouve un instant ses deux côtés, mais les reperd illico pour retomber sur la tranche, Grant concluant une fois de plus que les entités concernées ne sont ni mauvaises ni bonnes, simplement différentes.

Voilà qui est certes intéressant d’un point de vue conceptuel, mais ne fait que reporter le problème, une divinité pouvant êtreagréablement ou désagréablement différente. Il ne fait aucun doute que le volcan engloutissant une cité ou le couteau tranchant une gorge est, de par sa nature, différent de l’humain et complètement étranger à l’idée de morale ; il n’en reste pas moins que sa proximité n’est généralement pas souhaitable. Voilà ce que j’appellerai désagréablement différent.

Il semble que le gros désavantage à donner dans le différent, dès lors qu’on dépasse le stade du touche-pipi, c’est qu’on ne peut pas vraiment prévoir de quel côté le volcan va s’épancher.

Au hit-parade du différent, les Grands Anciens des mythes lovecraftiens occupent sans conteste la première place. La grande originalité de l’œuvre de Grant est en effet que son recrutement historique ne s’arrête pas aux portes de l’occultisme, la Tradition Primordiale connaissant deux voies possibles de transmission : celle de l’initiation et celle de l’inspiration. C’est ainsi que certains auteurs de fiction sous le coup d’une « inspiration occulte inconsciente » tels qu’Arthur Machen, Algernon Blackwood et bien, entendu H.P. Lovecraft, sont retombés, pour ainsi dire par mégarde, à pieds joints dans la bassine transcendantale :

« Des auteurs tels qu’Arthur Machen, Brodie Innes, Algernon Blackwood et H.P. Lovecraft appartiennent à cette catégorie. Leurs productions et récits entretiennent des affinités remarquables avec certains aspects du culte crowleyien évoqués dans ce chapitre, c’est-à-dire l’existence d’atavismes résurgents attirant les gens vers la destruction. Ce peut être la Vision de Pan dans le cas de Machen ou Dunsany, ou de plus inquiétants marchés passés avec les habitants de dimensions interdites, comme dans les histoires de Lovecraft où le lecteur est plongé dans un monde de noms barbares et signes incompréhensibles. Si Lovecraft ignorait jusqu’au nom d’Aleister Crowley, ses fictions reflètent pourtant, bien que d’une façon distordue, certains motifs saillants des travaux magiques de Crowley » [1].

En guise d’argument, un tableau comparatif met en regard plusieurs éléments tels que le mythique Necronomicon et le Livre de la Loi, tous deux étant supposés contenir des invocations « ultimes », ou l’Azoth alchimique et l’Azatoth lovecraftien, comparaisons dont la pertinence culmine dans l’association de la phrase « dans ma solitude, j’entendis le son d’une flûte » duLiber VII de Crowley, au Grand Ancien Nyarlathotep, celui-ci étant décrit comme entouré de danseurs se déhanchant au son d’un pipeau.

Le reste de l’argumentation est tout aussi bancal, cependant cette idée que la mythologie lovecraftienne pourrait être un écho astral d’êtres et d’événements ayant existé à un niveau de réalité différent du nôtre – et par conséquent susceptible de faire résurgence dans les cauchemars de certains petits veinards – non seulement est loin d’être absurde, mais elle connaîtra un beau succès dans la magie moderne, d’autant que la même année, Anton Lavey, le fondateur de l’Église de Satan, file une laine semblable dans The Satanic Rituals.

Les théories de Grant ont donc au moins le mérite d’avoir inspiré les auteurs ultérieurs qui en ont retenu l’intérêt que la fiction pouvait représenter pour la magie. Au point qu’on en arrive à ce superbe paradoxe : À trop tirer sur l’élastique de la Tradition, le caoutchouc a fini par casser et notre typhonien s’est retrouvé à dériver dans l’espace chaotique. Les acrobaties de Grant en matière d’histoire ont en effet eu pour résultat de soulever une question essentielle : est-on bien certain qu’il faille, en magie, se préoccuper de la vérité ?

Il conviendrait, bien entendu, de se demander à quel point Grant s’en est lui-même préoccupé ou si sa rhétorique n’a comme finalité que l’élaboration de son propre système magique efficace – tel que la Chaos l’entend de nos jours. En d’autres termes : a-t-il en quelque sorte inventé la Chaos Magic ou bien la Chaos lui a-t-elle grimpé sur la tête pour s’en servir de marche-pied ? J’aurais personnellement tendance à élire la deuxième option, mais l’équation est au final insoluble.

Toujours est-il que marchant dans ses pas, un certain nombre de pratiquants se sont appliqués à invoquer des créatures de fiction en adhérant à cette idée que leur foi et la cohérence du système suffisaient à le rendre efficace, qu’il soit « réel » ou non n’étant alors que d’une importance très secondaire. En fin de compte, la supposée filiation draconique pourrait bien avoir accouché d’un revival magique, non tel que le rêvait Grant c’est-à-dire comme accomplissement d’une longue chenille initiatique, mais sous la forme paradoxale d’une rupture entre Magie et Tradition.

Melmothia, 2009

Note :

[1] Citation extraite du chapitre VI de The Magickal Revival, Kenneth Grant, Editions Muller, 1972.

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Sommaire

Introduction

I. Le Retour du Phénix

II. Le substrat métaphysique de la magie sexuelle

III. Les Dynasties sombres

IV. Les centres de pouvoir

V. Les drogues et l’occulte

VI. Les noms barbares de l’évocation

VII. Le Feu stellaire

VIII. Sang, vampirisme, mort et magie lunaire

IX. Dieux égarés

X. Dion Fortune

XI. Austin Osman Spare et le Zos Kia Cultus

XII. La posture de la mort et la nouvelle sexualité

Conclusion

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